Il n’y a pas de justice là où la vérité dérange. Le régime algérien vient une fois de plus de faire la preuve éclatante de sa peur maladive des mots et de ceux qui les manient avec lucidité. Boualem Sansal, écrivain de renom, intellectuel droit dans ses phrases et fidèle à sa conscience, vient d’être condamné à cinq ans de prison pour avoir pensé, écrit, parlé. Pour avoir dit ce que chacun sait, mais que l’État algérien, replié sur ses mensonges historiques et ses obsessions nationalistes, interdit de prononcer : la complexité de l’identité maghrébine, les racines croisées, et, crime suprême, une opinion sur la « marocanité » de l’Ouest algérien.
Ce procès expéditif, tenu en vingt minutes, où l’accusé n’a même pas eu la liberté d’un avocat librement choisi, aurait fait rire si la tragédie n’était pas si criante. Un homme de 80 ans, malade, respecté dans le monde entier, traîné devant un tribunal pour « atteinte à l’unité nationale », « outrage à l’armée », « atteinte à l’économie nationale », et autres absurdités que seuls les régimes autoritaires savent concocter lorsqu’ils tentent de travestir la pensée en crime. Faut-il rappeler que les propos de Sansal relèvent de la liberté d’expression, droit fondamental proclamé à la face du monde dans toutes les constitutions – y compris celle d’Algérie ?
Mais qu’est-ce qu’une constitution dans un État qui n’est plus qu’une armure vide, portée par des généraux ventrus et des juges serviles ? Que vaut une justice qui traque les intellectuels plutôt que les corrompus, qui fouille les téléphones pour y chercher des conversations privées avec un diplomate ou un militant kabyle, et les brandit comme preuves de trahison ? Il n’y a là que la paranoïa d’un régime acculé, qui confond dissidence et complot, pensée et subversion, critique et sabotage.
Ce que l’Algérie vient de faire à Boualem Sansal, c’est un autodafé silencieux. Elle ne brûle pas ses livres, elle enferme leur auteur. Elle ne débat pas de ses idées, elle le réduit au silence. Elle ne réfute pas, elle condamne. Et si l’on murmure dans les coulisses du pouvoir que cette condamnation serait peut-être une mise en scène préparant une grâce présidentielle, que dire sinon que l’infamie est double ? Faire d’un écrivain un objet de transaction politique, un gage de décrispation diplomatique, un pion sur l’échiquier d’une relation moribonde avec la France ? L’indépendance judiciaire réduite à un théâtre grotesque où la clémence serait une faveur, un caprice présidentiel, et non une évidence morale ?
Boualem Sansal est coupable, oui. Mais non de ce qu’on lui reproche. Il est coupable d’avoir brisé le miroir falsificateur tendu par le régime. Coupable d’avoir dit que l’Histoire du Maghreb n’appartient à aucun pouvoir. Coupable de ne pas plier, ni devant les censeurs, ni devant la peur.
Et c’est pour cela que le peuple algérien, privé de ses écrivains comme il l’est de son avenir, doit se lever, non pour sauver un vieil homme malade, mais pour se sauver lui-même. Car une nation qui jette ses poètes en prison n’est plus une nation ; c’est un silence peuplé de geôliers. Une dictature frileuse et vieillie, incapable de faire autre chose que d’emprisonner ceux qui parlent au nom de tous.
L’Algérie a aujourd’hui besoin de mille Boualem Sansal. Et si elle continue à les bâillonner, c’est elle qui finira par ne plus avoir de voix.