Le discours royal du 1er juin 2025, prononcé à Marrakech, marque l’aboutissement d’un processus doctrinal entamé en février 2014 à Abidjan. Onze ans après avoir jeté les bases de sa vision africaine, le Maroc passe à l’étape suivante : celle de l’architecture économique et financière. Une démarche audacieuse qui défie l’ordre financier mondial dominé par les grandes puissances.
La genèse de cette doctrine remonte au 24 février 2014, lors du forum économique ivoiro-marocain. Le roi Mohammed VI y déclarait : « L’Afrique doit se prendre en charge. Elle n’est plus un continent colonisé. Elle a besoin de moins d’assistance et de davantage de partenariats mutuellement bénéfiques. » Cette formulation simple, mais puissante, a marqué une rupture avec le paternalisme occidental et posé les bases d’une coopération Sud-Sud fondée sur la confiance et la réciprocité.
Entre 2014 et 2025, cette doctrine s’est articulée autour de six piliers majeurs : la primauté de la coopération Sud-Sud, le pragmatisme économique, le développement endogène, le respect de la souveraineté des États, la transformation structurelle et l’innovation financière. À Marrakech, cette philosophie trouve enfin son prolongement concret, en dévoilant l’ossature financière et institutionnelle de cette ambition.
Avec un PIB de 144 milliards de dollars en 2023, soit 0,14 % de l’économie mondiale, le Maroc ose aujourd’hui contester les mécanismes financiers hérités de l’ère postcoloniale. Comment un pays qui pèse moins que certaines multinationales peut-il prétendre à un leadership africain ? La réponse réside dans plusieurs atouts distinctifs.
Le royaume mise sur sa position géostratégique singulière, à la croisée de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, pour transcender la modestie de son économie. Sa stabilité politique et son expérience diplomatique font de lui un partenaire crédible, à même de remplir le vide laissé par les puissances traditionnelles sur le continent.
Une architecture financière africaine en construction
Le discours royal de Marrakech met en lumière les outils financiers développés ces dernières années. Le Fonds Mohammed VI pour l’Investissement, créé en 2020, se veut un catalyseur pour stimuler l’investissement privé, soutenir les PME et encourager l’innovation technologique. Parallèlement, Casablanca Finance City, devenue une place financière de référence, accueille le fonds Africa50 de la Banque africaine de développement et attire les grands acteurs internationaux.
Ces instruments donnent corps à une ambition qui s’appuie sur quatre axes structurants : la réduction de la dépendance à l’aide publique au développement, l’amélioration de la gouvernance et du climat des affaires, la promotion de l’intégration économique continentale et la valorisation des ressources naturelles par leur transformation locale.
Cette stratégie ambitieuse n’est toutefois pas exempte d’obstacles. Le budget national marocain ne saurait suffire à combler des besoins continentaux estimés en centaines de milliards de dollars. De plus, le Maroc reste confronté à la concurrence de géants africains comme l’Afrique du Sud, l’Égypte ou le Nigeria, ainsi qu’au scepticisme persistant des institutions financières traditionnelles.
La multiplication des initiatives marocaines — qu’il s’agisse de l’Initiative atlantique, du Processus de Rabat ou du projet de gazoduc atlantique — pourrait également excéder les capacités réelles du royaume et susciter des attentes qu’il lui serait difficile de satisfaire.
Vers un nouvel ordre géoéconomique africain ?
Malgré ces limites, la démarche marocaine représente une véritable brèche dans l’ordre financier établi. En proposant des alternatives concrètes aux mécanismes traditionnels, le royaume ébranle la domination des institutions de Bretton Woods en Afrique. Les récentes inflexions diplomatiques sur la question du Sahara occidental peuvent d’ailleurs être interprétées comme une tentative de contenir cette ambition émergente.
Le Maroc doit aujourd’hui consolider ses acquis institutionnels avant de se lancer dans une expansion tous azimuts. Pour leurs partenaires africains, il s’agit d’évaluer objectivement ces propositions, sans tomber ni dans l’enthousiasme excessif ni dans le rejet de principe. Quant aux puissances occidentales, elles doivent prendre acte de l’inéluctable montée d’alternatives africaines et adapter leur stratégie.
Une ambition à l’épreuve du réel
De la doctrine Abidjan au paradigme de Marrakech, le Maroc a su, en onze ans, passer d’un discours de principe à une proposition institutionnelle et financière concrète. Cette audace géopolitique illustre les mutations profondes de l’ordre mondial en recomposition. Dans cet espace multipolaire, des puissances régionales comme le Maroc peuvent désormais prétendre à des rôles traditionnellement réservés aux grandes puissances — à condition de tenir leurs promesses et de convaincre leurs partenaires.
La crédibilité de cette doctrine se mesurera aux résultats obtenus sur le terrain. Si les mécanismes alternatifs marocains parviennent à démontrer leur efficacité, ils pourraient inspirer d’autres États africains et accélérer la redéfinition de l’architecture géoéconomique mondiale. Un tournant africain qui reste à concrétiser.