Huit mois de guerre ont détruit plus de 55 % des structures à Gaza, selon le dernier rapport du centre satellitaire de l’ONU. Les principales villes de l’enclave ont été dévastées par les bombardements israéliens, les rendant presque totalement inhabitables. Pour de nombreux chercheurs, la situation actuelle s’apparente à un urbicide, littéralement, le meurtre des villes.
« Toutes les maisons ont été transformées en ruines. On est perdu, on ne sait pas exactement où se trouvent nos maisons au milieu de ces destructions massives ». Ces mots sont ceux de Mohammad al-Najjar. Ce Gazaoui de 33 ans a été interrogé par l’AFP le 1er juin alors qu’il errait dans les rues du camp de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza. Après huit mois de guerre, les intenses bombardements de l’armée israélienne ont transformé la majeure partie de l’enclave en tas de poussière et de gravats. De nombreuses photos et images satellites en témoignent depuis le 7 octobre.
« Un total de 137 297 structures, soit environ 55 % des structures à Gaza, sont touchées », a expliqué le centre satellitaire de l’ONU (Unosat)dans un rapport publié le 31 mai.
Chaque mois, le centre satellitaire onusien, dont la mission est de fournir des images satellite sur les catastrophes naturelles, les situations d’urgence ou crises provoquées par des conflits, publie des images de la bande de Gaza. Le constat est sans appel. Les images satellite collectées le 3 mai ont été comparées à celles prises en mai 2023 et dans les mois qui ont suivi le début de la guerre, le 7 octobre dernier. « D’après notre analyse, nous avons identifié 36 591 structures détruites, 16 513 gravement endommagées, 47 368 modérément endommagées et 36 825 potentiellement endommagées », détaille l’Unosat.
Si la quasi-totalité des bâtiments concernés sont des logements (135 142), des structures de santé, d’éducation, des bâtiments commerciaux, industriels mais aussi des lieux de culture ou de culte, des infrastructures de distribution d’eau, d’électricité, des routes et des ponts ont été rayés de la carte. Gaza City, Khan Younès ou encore le nord de Gaza sont les gouvernorats les plus touchés. Face à ces images de dévastation, ces villes fantômes où quelques murs semblent défier les lois de la gravité, d’aucuns évoquent ce que les chercheurs appellent l’urbicide. Cette notion ne figure dans aucun dictionnaire, ne revêt aucune dimension juridique. Mais elle est de plus en plus convoquée pour parler de la guerre en Ukraine ou plus récemment à Gaza.
Urbicide ou le meurtre des villes
“Le mot urbicide signifie la mise à mort des villes (du latin « urbs » ville et « cide » tuer). Plus généralement, il désigne la destruction délibérée et généralisée de l’environnement urbain. Il ne s’agit pas seulement de la destruction de cibles stratégiques ou de maisons, mais d’un large éventail de tissus urbains, explique Martin Coward, directeur de l’école de politique et de relations internationales Queen Mary, à l’université de Londres. Elle est délibérée et non proportionnelle aux objectifs stratégiques de la guerre et viole donc les lois de la guerre. L’urbicide implique que cette violence détruit quelque chose de spécifique à la ville – la nature plurielle et partagée de la ville. C’est une façon de rendre impossible la vie de ceux qui sont différents de vous dans l’espace urbain ».
Cartographie 3 DLes destructions à Gaza en direct sur le site Beirut Urban Lab
Spécialiste de la question, Martin Coward a dédié ses premiers travaux de recherche à la guerre en ex-Yougoslavie (1992-1995). « La destruction des villes visait à empêcher les gens de revenir. Ainsi, même après qu’une ville lourdement bombardée ait été placée sous le contrôle d’une force armée particulière, celle-ci continuait d’y pénétrer et de dynamiter les maisons, les mosquées et les transformaient en parking ».
Dresde en Allemagne, Hiroshima au Japon, Sarajevo en Bosnie, Grozny en Tchétchénie, Alep en Syrie, Mossoul en Irak, Marioupolet Boutcha en Ukraine… L’Histoire regorge d’exemples de villes ou territoires dévastés par les guerres. Depuis des décennies, la ville martyre est un moyen de faire disparaître celui que l’on considère comme son ennemi.
“L’assassinat délibéré de civils est un crime mais il y a aussi, sur le long terme, la destruction de toutes les infrastructures nécessaires à la vie des gens. Les armes explosives détruisent le tissu de la ville, ce qui signifie qu’elle devient invivable même pour les civils qui ne sont pas tués, explique Martin Coward. Si vous regardez Bakhmout ou des villes dans les zones de l’Ukraine contrôlées par les Russes, vous voyez exactement ce type de destruction ».
Trois cents bombes par jour larguées sur Gaza
Dans le cas de la bande de Gaza, les moyens utilisés par I’armée israélienne depuis le début de la guerre contre le Hamas sont « disproportionnés et inadaptés », estime Guillaume Ancel, ancien officier d’artillerie de l’armée française et écrivain. « Benjamin Netanyahu avait affiché deux objectifs : détruire militairement le Hamas et libérer les otages. Quand on utilise des bombes d’une tonne, on ne cible rien, on détruit, analyse l’auteur du blog Ne pas subir. Une organisation terroriste est une armée de l’ombre, on ne la pourchasse pas avec des bombes. On ne libère pas des otages avec des bombardements massifs. C’est complètement contradictoire. Le but affiché est faux depuis le début ».
De son côté, l’armée israélienne affirme « examiner les cibles avant les frappes et choisir les munitions appropriées en fonction des considérations opérationnelles et humanitaires, en tenant compte d’une évaluation des caractéristiques structurelles et géographiques pertinentes de la cible, de l’environnement de la cible, des effets possibles sur les civils à proximité, des infrastructures critiques à proximité, etc. La grande majorité des munitions utilisées dans les frappes sont des munitions à guidage de précision ».
En octobre 2023, à l’issue de la première semaine de guerre contre le Hamas, Israël avait largué 6 000 bombes sur la bande de Gaza.
En décembre, un rapport de l’ONG Handicap international alertait sur l’une des campagnes de bombardement les plus intenses des récents conflits avec 12 000 bombes de 150 à 1 000 kg larguées sur l’une des zones les plus densément peuplées au monde. En comparaison, les États-Unis avaient largué 7 423 bombes en Afghanistan en 2009, un record sur dix ans, selon le commandement américain. « Il y a 300 bombardements par jour, c’est colossal ajoute Guillaume Ancel. L’armée israélienne a largué des milliers de bombes d’une tonne alors qu’elles sont faites pour dévaster un environnement et pas une cible militaire ».
Des accusations fermement réfutées par l’armée israélienne, contactée par France 24. « Il n’y a pas de doctrine de Tsahal qui vise à causer des dommages maximaux aux infrastructures civiles, quelle que soit la nécessité militaire, affirme le porte-parolat de l’armée. Les actions de Tsahal sont basées sur la nécessité militaire et conformément au droit international. L’objectif de Tsahal est uniquement de neutraliser la menace posée par le Hamas. Toute affirmation selon laquelle il aurait intentionnellement rendu Gaza inhabitable est sans fondement et ignore la culpabilité principale du Hamas dans le conflit en cours ».
La Grande Mosquée Omari, la plus grande et plus ancienne de Gaza, ses manuscrits, la place de la Palestine, le port d’Anthedon, l’église orthodoxe grecque Saint–Porphyre, le Qasr al-Basha ou palais du Pacha, datant du XIIIe siècle… de ces lieux de mémoire et de l’histoire palestinienne il ne reste rien. Ou presque.
D’après un récent rapport de l’Unesco, 50 sites ont été endommagés ou détruits depuis le 7 octobre 2023. En vertu de la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, ratifiée par 133 pays dont Israël, les États se sont engagés à protéger les sites culturels en période de conflit.
Une enclave inhabitable pendant des décennies
Plus que jamais, Gaza est devenue un immense camp de réfugiés à ciel ouvert. Les Palestiniens vivent sur des matelas dans les décombres ou sous des tentes de fortune. Ils n’ont plus de foyer. C’est ce que l’on appelle plus spécifiquement le « domicide », une extension du concept d’urbicide, qui signifie la destruction délibérée et systématique du domicile des populations. « Même si Israël arrête de bombarder Gaza demain, il sera impossible de vivre là-bas », poursuit Martin Coward.
Il faudra des années pour déblayer les décombres, s’assurer qu’il ne reste aucune bombe ou missile qui n’aura pas explosé, déminer. L’enclave sera inhabitable pendant des décennies. « On n’a jamais atteint un tel niveau de destruction des infrastructures, confirme Guillaume Ancel en s’appuyant sur ses souvenirs de jeune officier à Sarajevo ou Mostar en ex-Yougoslavie. Il n’y aura plus les équipements qui permettront au peuple de vivre ensemble sur ce territoire de Gaza. Il ne s’agira que de survie. Ces conditions provoquent toujours un exode massif des populations. Je suis persuadé que dès que la guerre s’arrêtera, les Palestiniens voudront émigrer massivement, même s’ils doivent traverser la Méditerranée à la nage, ils feront tout pour quitter le territoire ravagé de Gaza. Netanyahu pourra dire ‘ce n’est pas moi qui les ai poussés à l’exode' ».
Penser Gaza, le jour d’après. Si aucun plan pour administrer l’enclave n’a été adopté, certains membres du gouvernement de Benjamin Netanyahu n’ont pas hésité à livrer leur vision pour l’avenir. En novembre 2023, Gila Gamliel, la ministre du Renseignement israélien, a publié une tribune dans les colonnes du Jerusalem Post dans laquelle elle évoquait l’après-guerre. « Une autre option est de promouvoir la réinstallation volontaire des Palestiniens de Gaza, pour des raisons humanitaires, en dehors de la bande de Gaza. Il est important que ceux qui cherchent une vie ailleurs aient cette opportunité. […] Au lieu de canaliser l’argent vers la reconstruction de Gaza ou vers l’Unrwa, qui a échoué, la communauté internationale pourrait contribuer aux coûts de la réinstallation, en aidant les habitants de Gaza à se construire une nouvelle vie dans leur nouveau pays d’accueil », écrivait-elle. Le ministre du patrimoine Amichaï Eliyahu, du parti d’extrême droite Otzma Yehudit, avait même prôné le largage d’une bombe atomiquepour raser l’enclave palestinienne. Des propos désavoués par le Premier ministre.
Guillaume Ancel estime que vider Gaza de ses habitants est le but inavoué du Premier ministre israélien. « Ce qu’espère Netanyahu, c’est que les Palestiniens quittent la bande de Gaza et que les Israéliens puissent lancer une colonisation. Mais comment justifier au monde entier que sous prétexte de légitime défense, l’armée israélienne est allée ravager et commettre un massacre à Gaza ? Ce qui est terrible pour la société israélienne, c’est que non seulement elle n’aura pas la paix – elle vient de garantir le recrutement du Hamas pour les 20 prochaines années – mais en plus elle ne pourra pas justifier les 70 000 morts, voire plus, à Gaza. Au plus des 37 000 victimes déclarées par le Hamas, il faut ajouter 12 000 disparus, les personnes qui sont toujours ensevelies sous les décombres. Actuellement, l’État civil n’est pas en mesure de comptabiliser les morts. Et c’est sans compter le nombre de blessés ».
L’armée israélienne pointe la responsabilité du Hamas dans le bilan humain et assure « faire divers efforts pour réduire les dommages causés aux civils ». « Comme cela a été bien documenté, le Hamas et d’autres organisations terroristes s’installent illégalement dans des zones civiles densément peuplées. L’armée israélienne localise et détruit les infrastructures terroristes et les moyens militaires qui sont intégrés à l’intérieur des bâtiments, dans ces zones civiles. Dans certains cas, de grandes parties de quartiers de la bande de Gaza sont converties en complexes de combat, centres de commandement et de contrôle, en entrepôts d’armes, en tunnels de combat etc. »
La destruction systématique et délibérée d’un territoire est-elle un crime ? « L’urbicide n’est pas un concept juridique, rappelle Johann Soufi, spécialiste du droit international, ancien chef du bureau juridique de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) à Gaza. C’est une notion qui permet de préciser un crime plus large et de faciliter la conceptualisation du public ». Pour l’avocat, le droit international possède déjà tous les outils nécessaires. « Le plus important aujourd’hui, c’est de décrire effectivement la destruction systématique du logement des Palestiniens à Gaza et ensuite d’utiliser les instruments qui sont déjà à notre disposition pour pouvoir qualifier cette destruction, poursuit-il. Si la volonté de détruire de manière systématique les logements a pour objectif d’empêcher les Gazaouis de rester dans leur environnement, de forcer leur déplacement, c’est un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. S’il y a la volonté de les priver de leur logement pour entraîner leur destruction physique ou pour créer des conditions de vie qui sont de nature à provoquer leur destruction physique, là on est dans le génocide ».
Ce chef d’accusation ne figure cependant pas dans les mandats d’arrêt internationaux demandés, le 20 mai 2024, par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Kahn, contre Benjamin Netanyahu, son ministre de la Défense, Yoav Gallant, mais aussi contre les leaders du Hamas Ismaël Haniyeh, Mohammed Deif et Yahya Sinwar. Tous sont accusés de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité » dans la bande de Gaza et en Israël. « Le mandat d’arrêt sollicité par Karim Khan comprend d’ailleurs comme charge contre les dirigeants israéliens le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile en tant que crime de guerre en violation des articles 8‑2‑b‑i ou 8‑2‑e‑i du Statut de Rome, détaille Johann Soufi. Mais ce qui est extrêmement compliqué à établir c’est la volonté de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».
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« Dire qu’il y a 55 % de bâtiments détruits est une chose, maintenant cela rentre dans la catégorisation des crimes lorsqu’ils ont été la cible de bombardements ou d’attaques de façon disproportionné ou sans but militaire. Il faudrait analyser au cas par cas, nuance Céline Bardet, juriste spécialisée dans les crimes de guerre et fondatrice de l’ONG We Are Not Weapons of War. Rien, dans le droit de la guerre, n’empêche de viser des bâtiments, si cela est considéré pertinent comme objectif militaire. On le voit à Gaza comme en Ukraine ».Les guerres modernes peuvent-elles se passer de ces destructions massives des villes et des espaces urbains ? Martin Coward veut y croire. Même si les décisions de la Cour internationale de justice n’ont « aucune force contraignante » et que « le droit international est aujourd’hui incapable d’arrêter quelque chose au moment où cela se produit, il est aussi important de sensibiliser. Détruire des bâtiments, des infrastructures du quotidien rend les territoires invivables pendant des générations. Il faudrait établir une sorte de consensus moral pour que les États choisissent des actions militaires acceptables ».
En attendant une chimérique moralisation de la guerre, il faudra penser à la reconstruction. Celle de la bande de Gaza s’apparente d’ores et déjà aux travaux d’Hercule. Selon les estimations du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), il faudra jusqu’à 40 milliards de dollars, mais surtout des années. Une mission à « laquelle la communauté internationale n’a pas été confrontée depuis la Seconde Guerre mondiale« , estimait début juin Abdallah al-Dardari, directeur du bureau régional pour les États arabes du PNUD.
À Gaza, malgré la peur de nouvelles opérations de l’armée israélienne, dans les ruines et les décombres du camp de Jabaliya, les Gazaouis refusent de partir. « Nous resterons sur notre terre, affirme Mohammad al-Najjar. Nous n’avons nulle part d’autre où aller ».