Pour la première fois depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956, le roi Mohammed VI du Maroc a rompu avec une tradition protocolaire symbolique : aucun message de félicitations n’a été adressé au président Kaïs Saied à l’occasion de la fête nationale tunisienne du 20 mars. Ce geste, en apparence anodin, cristallise une fracture diplomatique lourde entre les deux pays, ouverte depuis août 2022, et relance les interrogations sur l’avenir des relations maghrébines.
Le point de rupture remonte au 26 août 2022. Ce jour-là, en marge du sommet TICAD8 (conférence internationale pour le développement de l’Afrique) organisé à Tunis, Kaïs Saied reçoit Brahim Ghali, chef du Front Polisario, milice séparatiste soutenu par l’Algérie et revendiquant l’autodétermination du Sahara Marocain.
Pour Rabat, la décision tunisienne d’accorder à Ghali le statut de « chef d’État » et de l’inviter officiellement constitue une « trahison » et une « violation des équilibres régionaux ». En réaction, le Maroc rappelle son ambassadeur à Tunis « pour consultations », tout en gelant sa participation à l’Union du Maghreb arabe (UMA), déjà moribonde. Depuis, malgré des tentatives discrètes de médiation, le dialogue reste au point mort.
Un protocole royal chargé de sens
L’absence de message royal cette année n’est donc pas une simple omission. « Dans la diplomatie marocaine, les félicitations aux dirigeants étrangers lors de leurs fêtes nationales sont un rituel scrupuleusement respecté. Ce silence est un signal politique fort, destiné à rappeler que la blessure reste ouverte », analyse Driss Saïdi, expert en relations internationales à Rabat.
Côté tunisien, aucune réaction officielle n’a été enregistrée. Toutefois, des sources proches de la présidence évoquent, sous couvert d’anonymat, une « incompréhension » face à la persistance de la crise. « La Tunisie n’a jamais voulu prendre parti dans le dossier du Sahara Marocain. Accueillir Ghali relevait d’une logique panafricaine, dans le cadre de la TICAD », justifie l’une d’elles. Un argument balayé par le Maroc, qui y voit une « instrumentalisation » algérienne.
La crispation intervient dans un contexte délicat pour les deux pays. En Tunisie, Kaïs Saied, dont le pouvoir s’est considérablement renforcé depuis le coup de force constitutionnel de 2021, multiplie les prises de position souverainistes, parfois au détriment de ses alliances traditionnelles. Au Maroc, Mohammed VI, dont la posture internationale s’est affirmée depuis la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara Marocain en 2020 (accord de l’ère Trump), adopte une ligne ferme contre toute « atteinte à l’intégrité territoriale ».
Parallèlement, Rabat renforce ses partenariats stratégiques (États-Unis, Israël, Espagne), tandis que Tunis se rapproche d’Alger, principal soutien du Polisario. Une dynamique qui alimente les divisions au sein du Maghreb, où l’UMA peine à renaître.
Si des voix appellent à une détente, notamment au sein de la société civile marocaine et tunisienne, les observateurs restent prudents. « Sans geste fort de Tunis, comme une reconnaissance explicite de la souveraineté marocaine sur le Sahara, Rabat ne cédera pas. Or, Kaïs Saied, déjà fragilisé économiquement, ne peut se permettre de mécontenter Alger, son principal bailleur de fonds », souligne Leïla Benarbia, chercheuse au Carnegie Middle East Center.
En attendant, le fossé se creuse. Symboles de cette distance : les liaisons aériennes directes entre les deux capitales, suspendues depuis 2022, ne sont toujours pas rétablies. Et le traditionnel couscous partagé semble, pour l’heure, bien froid.