Les relations entre la Russie et le Maroc, historiquement marquées par une coopération pragmatique, connaissent une évolution stratégique dans un contexte international marqué par la multipolarité et les recompositions géopolitiques. Si le différend sur le Sahara marocain reste un point de friction, les deux pays développent une synergie économique croissante et explorent des convergences géostratégiques, notamment dans la région sahélienne. Cette analyse explore les dynamiques diplomatiques et économiques bilatérales, ainsi que le potentiel d’une alliance élargie avec les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES – Mali, Burkina Faso, Niger), visant à redéfinir les équilibres régionaux.
La Russie, traditionnellement proche de l’Algérie – principal soutien du Front Polisario –, a longtemps adopté une posture neutre sur le Sahara marocain. Toutefois, depuis quelques années, Moscou affine sa stratégie pour éviter de heurter Rabat, tout en préservant ses liens avec Alger. Comme l’a rappelé Sergueï Lavrov, la Russie privilégie une résolution « par consensus » plutôt que par l’imposition d’une solution, se positionnant ainsi en médiateur potentiel. Cette approche contraste avec le soutien sans faille des États-Unis au plan d’autonomie marocain, révélant une volonté russe de contrer l’hégémonie occidentale dans les processus onusiens.
Pour Rabat, le Sahara marocain est une question existentielle, conditionnant toute alliance stratégique. Le Maroc a su instrumentaliser son statut de partenaire stable en Afrique et dans le monde arabe pour attirer des soutiens, notamment américain et israélien. Face à la Russie, il exerce une pression discrète pour obtenir un alignement plus net sur son plan d’autonomie, sans pour autant rompre le dialogue. La prudence de Moscou – abstentions aux résolutions de l’ONU, refus d’endosser pleinement le plan marocain – témoigne d’un calcul géopolitique visant à maximiser son influence sans s’aliéner Alger.
L’équation algérienne complexifie la donne. Alger, allié militaire et énergétique de Moscou, perçoit toute avancée russe au Maroc comme une menace à son leadership régional. La Russie, en maintenant un équilibre entre les deux rivaux maghrébins, cherche à préserver ses intérêts diversifiés : ventes d’armes à l’Algérie, coopération économique avec le Maroc, et accès aux ressources sahélo-sahariennes.
Agriculture et sécurité alimentaire : priorité stratégique
Le partenariat agricole symbolise le rapprochement russo-marocain. En 2024, la Russie est devenue le premier fournisseur de blé du Maroc, supplantant la France. Cette percée s’accompagne de projets technologiques ambitieux : modernisation des systèmes d’irrigation, numérisation de l’agriculture, et restauration des terres. Pour Moscou, il s’agit de contourner les sanctions occidentales en consolidant des débouchés en Afrique, tout en renforçant sa position de puissance nourricière. Pour Rabat, dépendant à 70 % des importations céréalières, diversifier ses fournisseurs est une question de sécurité nationale.
Bien que marginale face aux partenaires traditionnels (UE, États-Unis), la coopération énergétique progresse. La Russie pourrait devenir un fournisseur clé en GNL pour le Maroc, dont les besoins explosent avec la transition énergétique. En contrepartie, Rabat offre à Moscou un accès privilégié aux ports atlantiques, stratégiques pour le commerce vers l’Afrique de l’Ouest.
Les discussions sur les infrastructures (ports, logistique), les phosphates – où le Maroc domine 70 % du marché mondial – et les énergies renouvelables illustrent une volonté de dépasser le cadre transactionnel. La Russie, en quête de partenaires hors du « monde occidental », voit dans le Maroc une plateforme pour pénétrer l’Afrique francophone.
Convergence d’intérêts dans le Sahel
Les pays de l’AES, en rupture avec la France et en quête de nouveaux partenaires, constituent un terrain propice à une alliance russo-marocaine. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger font face à des défis sécuritaires (terrorisme, trafics) et économiques (dépendance agricole, pauvreté) que Moscou et Rabat pourraient adresser conjointement :
– Sécurité: La Russie, via des accords militaires, apporte un soutien logistique aux régimes de l’AES. Le Maroc, doté d’une expertise reconnue en contre-terrorisme (notamment via la coopération avec les États-Unis), pourrait jouer un rôle de formateur ou de médiateur.
– Économie : Le Maroc, grâce à ses compétences en agro-industrie et en infrastructures, pourrait développer des corridors économiques au Sahel, soutenus par les investissements russes. La culture du blé russe, adaptée aux zones arides, répondrait aux besoins alimentaires de la région.
Le Sahara : un pont ou un obstacle ?
L’implication conjointe en AES permettrait à la Russie de renforcer son rôle de facilitateur dans le dossier sahraoui. En échange d’un soutien accru des pays de l’AES à la souveraineté marocaine – ou du moins d’une neutralité bienveillante –, Rabat pourrait légitimer les régimes de l’AES, isolés sur la scène internationale. Toutefois, l’Algérie, hostile à toute influence marocaine au Sahel, pourrait contrecarrer cette dynamique.
– Instabilité sahélienne : Les coups d’État récurrents et la persistance des groupes jihadistes menacent la pérennité des projets.
– Concurrence des puissances : La Turquie, les Émirats arabes unis et la Chine investissent également la région, limitant la marge de manœuvre russo-marocaine.
– Équilibre algéro-marocain : Toute perception d’encerclement par Alger pourrait déstabiliser la région, incitant la Russie à la prudence.
La convergence russo-marocaine, bien que freinée par le différend sahraoui, s’inscrit dans une logique de long terme. En misant sur l’AES, Moscou et Rabat pourraient :
1. Créer un axe économique transsaharien: Intégrant ressources naturelles (phosphates marocains, minerais sahéliens) et corridors logistiques.
2. Contrer l’influence occidentale : En offrant une alternative à la Françafrique et aux partenariats européens, affaiblis par la défiance post-coloniale.
3. Stabiliser la région: Via des projets de développement liant sécurité et croissance inclusive, réduisant l’emprise des groupes armés.
Les relations russo-marocaines incarnent une diplomatie du « et/et » : coopération économique approfondie malgré des divergences stratégiques. Le partenariat émergent avec l’AES ouvre une fenêtre d’opportunité pour structurer une alliance géostratégique inédite, combinant sécurité, développement et realpolitik. Cependant, son succès dépendra de la capacité de Moscou et Rabat à apaiser les tensions algéro-marocaines et à stabiliser un Sahel en proie au chaos. Dans ce jeu complexe, la Russie et le Maroc pourraient bien devenir les architectes d’un nouvel ordre régional, où pragmatisme économique et équilibre des puissances remplacent les anciens clivages idéologiques.