Privés d’accès direct à la mer, fragmentés par des frontières coloniales et freinés par des infrastructures déficientes, les pays sahéliens (Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad) se trouvent confrontés à un triple enclavement – externe, interne et interrégional – qui exacerbe leur vulnérabilité. Sortir de cet isolement suppose de repenser les corridors, les ports et l’aménagement du territoire à l’échelle régionale.
Le Sahel est couramment décrit comme un espace enclavé, en raison de l’absence de façade maritime pour ses quatre États. Mais réduire l’enclavement à la seule distance des ports côtiers serait simplificateur. Comme le rappellent les auteurs du Policy Center for the New South, l’enclavement se décline en trois dimensions :
externe, lié à l’éloignement des littoraux ;
interne, qui renvoie aux inégalités territoriales et à la marginalisation de certaines régions ;
interrégionale, propre aux zones frontalières devenues foyers d’informalité et d’insécurité.
Cette superposition aggrave les fractures socio-économiques et alimente des circuits parallèles de survie, de dissidence ou de criminalité.
L’« enclavement interne » se traduit par une concentration des richesses et des infrastructures dans les capitales et leurs périphéries, laissant de vastes zones rurales marginalisées. Au Mali, par exemple, la distance moyenne entre Bamako et les capitales régionales atteint 720 km, sur des routes souvent dégradées. Au Niger, Niamey se situe à plus de 1 000 km du port de Cotonou, le plus proche, et souffre de l’absence de chemin de fer. Le Tchad, immense territoire charnière entre l’Afrique centrale et de l’Ouest, dépend quasi exclusivement de corridors routiers coûteux et congestionnés.
Ces handicaps se doublent d’une urbanisation rapide mais déséquilibrée : Bamako, avec 4,2 millions d’habitants, concentre à elle seule une population équivalente à celle des principales villes sahéliennes des années 1980 réunies. Cette hypertrophie urbaine coexiste avec des campagnes sous-équipées, accentuant les tensions sociales.
L’« enclavement interrégional » se manifeste dans les zones frontalières. Héritées de découpages coloniaux arbitraires, celles-ci se sont muées en espaces de dissidence et de trafics. La zone des « trois frontières » entre Mali, Niger et Burkina Faso illustre ce phénomène : marginalisée par les capitales, elle est devenue un foyer d’instabilité djihadiste.
Selon l’ACLED, près de 50 % des événements violents survenus entre 1997 et 2023 dans la région se sont produits à moins de 100 km des frontières. Ces territoires transfrontaliers, difficilement contrôlés par les États, sont devenus des zones de passage pour les trafiquants, les migrants et les groupes armés. La crise sécuritaire en a fait des « poches de non-droit » où prospèrent des économies parallèles.
L’accès à la mer, enjeu stratégique
Pour les pays sahéliens, l’ouverture maritime est vitale. L’essentiel des exportations de matières premières et des importations de produits de consommation dépend des ports du golfe de Guinée – Abidjan, Cotonou, Dakar, Lomé ou Tema.
Mais le choix d’un port est plus qu’une question logistique : il reflète des rapports de force politiques et économiques. Le Niger, par exemple, jongle entre Cotonou, Abidjan, Lagos, Tema et Lomé afin de ne pas dépendre d’un seul corridor. Le Mali, de son côté, a multiplié les « ports secs » pour réduire les congestions et ramener le littoral à l’intérieur de ses frontières.
Cette compétition entre ports offre paradoxalement une marge de manœuvre aux pays enclavés, capables de jouer sur la concurrence pour obtenir de meilleures conditions. Mais elle entretient aussi des coûts élevés, aggravés par la corruption et la prolifération de barrages routiers.
La solution ne réside pas seulement dans la construction d’infrastructures. Les auteurs plaident pour une reconceptualisation du corridor, qui ne devrait pas être réduit à un simple couloir de transit, mais devenir un espace de développement intégré.
Un corridor efficace combine routes, chemins de fer, plateformes logistiques, mais aussi activités économiques et services sociaux. Il suppose une approche multisectorielle où l’aménagement du territoire, l’énergie, l’eau et les télécommunications se conjuguent pour transformer une voie de passage en moteur de croissance locale.
L’aménagement du territoire, levier essentiel
La persistance de l’enclavement révèle les carences de politiques d’aménagement cohérentes. Trop souvent, les investissements se concentrent sur les grandes villes et les zones côtières, laissant les régions enclavées en marge.
Une stratégie de désenclavement efficace devrait articuler trois échelles :
locale, en renforçant les collectivités et les plans de développement de proximité ;
transfrontalière, en valorisant des territoires homogènes partagés (comme la zone économique spéciale de Sikasso–Korhogo–Bobo Dioulasso, associant Mali, Côte d’Ivoire et Burkina Faso) ;
sous-régionale, en harmonisant les politiques dans le cadre de l’UEMOA et de la CEDEAO.
Les Zones économiques spéciales (ZES), si elles sont pensées comme pôles d’industrialisation inclusive et non simples enclaves extractives, pourraient constituer un levier d’intégration territoriale.
L’enclavement du Sahel ne se réduit pas à une contrainte géographique. Il est le résultat d’un cumul historique de dysfonctionnements territoriaux, de faiblesses institutionnelles et de choix politiques. Il nourrit les fractures sociales et alimente les foyers de violence.
Pour les auteurs, le désenclavement doit dépasser la seule logique d’infrastructures. Il doit associer gouvernance, sécurité et développement local. En clair, il s’agit de transformer le Sahel d’un espace de marges en un espace de connexions, capable de dialoguer avec ses voisins côtiers et de s’intégrer dans l’économie-monde.