mercredi, décembre 17

Le temps des euphémismes diplomatiques est révolu. L’Afrique ouvre désormais un procès historique contre le colonialisme, non comme un exercice rhétorique, mais comme un acte d’accusation politique, moral et juridique. Le continent refuse de continuer à porter, seul, les stigmates d’un système dont les puissances coloniales, au premier rang desquelles la France, n’ont jamais assumé la brutalité, les spoliations et les ravages qu’il a semés. Ce procès n’est plus un horizon ; il est en marche. Et les conclusions sont sans appel : le colonialisme fut un crime systémique, total, continué sous des formes nouvelles que l’on persiste encore aujourd’hui à maquiller sous les atours d’une “coopération”.

La Déclaration adoptée par la Conférence internationale sur les crimes du colonialisme en Afrique s’inscrit dans cette rupture. Elle érige la criminalisation du colonialisme, de l’esclavage, de la ségrégation raciale et de l’apartheid comme impératif politique continental. Ce n’est plus une revendication isolée : c’est une ligne de front. Et sur cette ligne, les faits parlent d’eux-mêmes.

Le colonialisme français en Afrique s’est illustré par une violence froide, administrative, souvent méthodique. L’Algérie a connu les enfumades, les camps, les villages rasés, les populations déportées, les exécutions extrajudiciaires et une guerre de libération d’une brutalité telle que les archives en portent encore les traces occultées. Au Cameroun, la France a mené une guerre secrète contre l’UPC, exterminant méthodiquement les mouvements indépendantistes sous couvert de maintien de l’ordre. À Madagascar, elle a écrasé en 1947 une insurrection paysanne au prix de plusieurs dizaines de milliers de morts, réduits dans les récits officiels à de simples “troubles”. Au Tchad, au Niger ou au Mali, les conscriptions forcées, le travail obligatoire et la réquisition massive des ressources ont fait du colonialisme une machine économique implacable.

Ces crimes ne sont pas des épisodes isolés. Ils forment un système. Un système qui s’est étendu bien au-delà du périmètre français : de la brutalité belge au Congo à l’exploitation portugaise en Guinée-Bissau, en Angola ou au Mozambique, en passant par la ségrégation britannique en Afrique du Sud ou au Kenya, où les Mau-Mau furent torturés dans des camps de détention qui n’étaient pas sans rappeler ceux des empires concurrents. Le colonialisme, en Afrique, fut une matrice partagée : même logique, mêmes excès, mêmes impunités.

Mais ce que la Conférence a mis au jour avec une précision chirurgicale, c’est l’ampleur économique de ces prédations. L’Afrique a été littéralement pillée. Ses sols, ses sous-sols, ses corps et son travail ont constitué la matière première de la richesse occidentale. L’exploitation minière française au Niger, centrée sur l’uranium d’Arlit dont Areva – aujourd’hui Orano – a bâti son expansion, a laissé derrière elle des populations exposées à la radioactivité, des nappes polluées, des terres contaminées. Le pillage du cuivre en RDC, l’extraction du pétrole au Gabon ou au Congo au bénéfice de majors françaises ou américaines, l’appropriation du bois précieux d’Afrique centrale, le commerce inéquitable du coton, du café ou du cacao : tout cela s’est opéré sous une architecture d’injustice façonnée par la colonisation puis maintenue par les accords post-coloniaux.

Le colonialisme économique n’a jamais pris fin : il a simplement changé de visage. Les accords monétaires imposés, les dépendances commerciales fabriquées, les bases étrangères installées pour protéger des intérêts non africains, les dettes “recyclées” via les institutions financières internationales : tout continue de prolonger un système que l’on croyait révolu. L’Afrique décortique aujourd’hui ces mécanismes avec une lucidité assumée. Elle produit un inventaire des préjudices économiques qui n’a rien d’une comptabilité abstraite : il s’agit de centaines de milliards de dollars arrachés à un continent que l’on maintient depuis un siècle dans les bas-fonds de la valeur mondiale.

La dimension environnementale, elle aussi, remonte à la surface avec une vigueur inédite. Les essais nucléaires français dans le Sahara algérien – mais aussi en Polynésie – figurent parmi les crimes les plus silencieux et les plus persistants. Les poussières radioactives ont traversé les frontières, contaminé les sols, les corps, les générations. Au Gabon, les mines d’uranium de Mounana, exploitées par la France durant des décennies, ont laissé des déchets enfouis à ciel ouvert, exposant encore aujourd’hui les habitants à des risques sanitaires considérables. Au Nigeria, au Ghana et en Côte d’Ivoire, les déchets toxiques européens ont été déversés sous couvert de “recyclage”, transformant des quartiers entiers en décharges de métaux lourds. Ces crimes écologiques, rarement reconnus, n’en constituent pas moins la signature la plus durable d’un colonialisme devenu, littéralement, toxique.

Face à ce constat accablant, la Conférence a placé la démarche juridique au cœur de sa stratégie. Définir le colonialisme, l’esclavage transatlantique, l’exploitation racialisée et l’apartheid comme crimes contre l’humanité n’est plus une revendication morale, mais une nécessité juridique. Ce basculement ouvre la voie à des poursuites, à la reconnaissance internationale de la responsabilité des États colonisateurs et à l’obligation de réparations. La France, le Royaume-Uni, la Belgique, le Portugal et l’Allemagne savent parfaitement ce que cela implique : la fin d’un confort historique bâti sur le déni.

Le mécanisme africain de réparation et de restitution, appelé à être adossé à l’Union africaine, représente l’un des pas les plus structurants de cette nouvelle ère. Il permettra de centraliser les demandes, de porter une voix unifiée dans les instances internationales et de mettre fin aux dialogues bilatéraux où les anciennes puissances coloniales excellent dans l’art de diluer les responsabilités. Ce mécanisme sera, pour l’Afrique, ce que furent pour l’Europe les tribunaux internationaux après les guerres du XXᵉ siècle : un espace pour dire le droit, écrire la vérité et obtenir justice.

Le continent, porté par ses dirigeants et ses diasporas, affirme désormais que la réparation n’est pas un slogan, mais un chantier politique global. La Décennie de la justice et de la réparation (2026–2036) esquisse les contours d’une architecture historique de rééquilibrage. Fonds mondial pour les réparations, commission permanente de dialogue, rapprochement avec les Caraïbes et l’Amérique latine, reconnaissance de la souffrance des Afro-descendants : l’Afrique organise sa contre-histoire. Elle construit un récit collectif fondé non sur la victimisation, mais sur la dignité reconquise.

Ce procès du colonialisme, en réalité, n’appartient pas au passé. Il parle du présent. Il parle des bases militaires étrangères toujours implantées, des ingérences politiques assumées, des contrats léonins signés sous contrainte, des transitions démocratiques sabotées, des coups d’État encouragés ou tolérés lorsque les intérêts économiques étaient menacés. Il parle des nébuleuses qui relient l’ancien empire aux réseaux qui ont encore la tentation de se comporter comme des administrateurs coloniaux.

L’Afrique ne demande plus la reconnaissance : elle l’impose. Elle ne sollicite plus la justice : elle l’organise. Et dans ce mouvement inédit, un paradigme bascule.

Le procès du colonialisme a commencé.

L’Histoire, cette fois, ne sera plus écrite par ceux qui l’ont confisquée.

 

 

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