dimanche, novembre 30

Le récit officiel qui entoure les migrations africaines vers l’Europe continue de se construire sur une rhétorique humanitaire, sécuritaire ou géopolitique. Rarement est évoquée la mécanique structurelle qui maintient ce flux comme l’un des piliers d’un ordre économique devenu difficile à assumer politiquement : un système où les États européens tirent profit d’une main-d’œuvre indispensable mais invisible, et où les gouvernements africains s’accommodent des départs comme soupape sociale et financière. Cette configuration, qui rappelle par son asymétrie la logique historique de prédation, s’est muée en une servitude moderne reposant moins sur la contrainte directe que sur la nécessité économique.

Les chiffres livrés par les organisations internationales récentes confirment l’ampleur d’un phénomène devenu structurel. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 281 millions de personnes vivaient hors de leur pays en 2023, dont 41 millions d’Africains. L’Europe demeure la première destination, avec près de 11 millions de migrants originaires d’Afrique, concentrés principalement en France, en Italie, en Espagne et en Allemagne. Eurostat note qu’en 2023, près de 380 000 demandes d’asile provenant de ressortissants africains ont été enregistrées dans l’UE, soit le chiffre le plus élevé depuis 2016. Ces flux, loin d’être spontanés, s’inscrivent dans une architecture socio-économique qui profite aux États de départ comme aux États d’accueil, parfois au prix d’un consentement travesti.

Une lecture attentive des données financières suffit à mesurer l’ambiguïté du discours public africain. Selon la Banque mondiale, les transferts de la diaspora africaine ont atteint 54 milliards de dollars en 2023, un montant supérieur à l’aide publique au développement reçue par l’ensemble du continent la même année. Pour certains États comme le Sénégal, le Cap-Vert, les Comores ou l’Érythrée, ces flux représentent entre 10 et 30 % du PIB. Les gouvernements, qui dénoncent régulièrement la « fuite des cerveaux », s’accommodent pourtant de ces entrées financières stables, et parfois indispensables, pour contenir les déficits budgétaires, soutenir les secteurs privés ou compenser l’insuffisance chronique des investissements productifs.

Ce paradoxe se renforce lorsque l’on observe les dynamiques internes. Nombre de dirigeants africains entretiennent des économies dont la croissance repose sur des secteurs peu intensifs en main-d’œuvre qualifiée, ou sur une administration sous-performante incapable de créer des opportunités domestiques crédibles pour les jeunes diplômés. Le continent compte pourtant plus de 12 millions de nouveaux entrants sur le marché du travail chaque année, pour à peine 4 millions d’emplois formels créés, selon la Banque africaine de développement (BAD). Cette incapacité constitue un facteur structurel d’exil, auquel s’ajoute la montée des inégalités entre États urbains riches et campagnes délaissées.

Les dirigeants africains, loin d’être dépossédés, participent ainsi à la reproduction d’un système où l’émigration devient une soupape de stabilité politique. Faire partir sa jeunesse, c’est différer les crises sociales, réduire la pression sur des marchés du travail saturés et alimenter artificiellement la consommation intérieure grâce aux transferts financiers. L’État s’improvise gestionnaire d’un exode dont il s’abstient soigneusement de tarir les causes.

L’Europe : dépendance économique et hypocrisie politique

L’Union européenne adopte quant à elle un discours oscillant entre fermeté migratoire et dépendance économique. L’équation est pourtant claire. L’Europe vieillit. Eurostat projette qu’en 2050, près de 30 % de la population européenne aura plus de 65 ans, entraînant une contraction massive de la main-d’œuvre dans des secteurs essentiels : agriculture, bâtiment, soins aux personnes âgées, hôtellerie-restauration, logistique. Or ces secteurs reposent déjà largement sur le travail des migrants.

Le paradoxe éclate dans les chiffres. Une étude de la Commission européenne publiée en 2024 estime que l’UE devra recruter près de 60 millions de travailleurs supplémentaires d’ici 2050 pour maintenir son niveau de production et préserver ses systèmes sociaux. Dans les faits, les politiques migratoires se durcissent symboliquement, mais l’économie absorbe massivement une main-d’œuvre africaine souvent sous-payée, surexploitée et maintenue dans une précarité administrative qui la rend plus docile. Une forme d’invisibilisation qui, sans la nommer, constitue la matrice d’une servitude moderne.

Le cas du secteur agricole italien illustre crûment cette dépendance. Selon l’organisation Coldiretti, plus de 75 % de la récolte dans certaines régions du Sud repose sur des travailleurs africains, souvent recrutés dans des conditions proches du travail forcé, comme l’ont documenté plusieurs enquêtes judiciaires depuis 2019. En Espagne, l’industrie maraîchère d’Almeria ou de Huelva fonctionne grâce à une main-d’œuvre issue du Maroc, du Mali ou du Sénégal. En France, les métiers du soin – aides-soignantes, auxiliaires de vie – comptent une proportion croissante de travailleurs d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, sans lesquels les Ehpad seraient incapables de fonctionner.

Ce système, quoique essentiel, n’est assumé par aucun dirigeant européen. La fermeté affichée masque une réalité plus prosaïque : la dépendance à une main-d’œuvre venue d’Afrique, aux droits limités et au pouvoir de négociation faible, qui permet de contenir les coûts de production tout en soutenant des secteurs clés.

Assimiler la migration africaine actuelle à une nouvelle forme d’esclavage nécessite de la prudence conceptuelle, mais l’analogie perdure dans les mécanismes. Il ne s’agit plus de chaînes ni de marchés négriers, mais d’un environnement économique où les rapports de force reproduisent des hiérarchies héritées. L’Europe capte la valeur économique ajoutée par la main-d’œuvre africaine, tandis que les dirigeants du continent profitent des devises rapatriées, sans transformer en profondeur leurs modèles de développement.

Cette double dépendance fabrique un système gagnant-perdant où les migrants restent les seuls vulnérables. L’OIM recense plus de 5 000 morts ou disparitions sur les routes migratoires africaines et méditerranéennes en 2023, un record depuis 2017. Les naufrages de Sfax, les traversées meurtrières de l’Atlantique vers les Canaries, les routes désertiques du Niger et de la Libye, les centres de détention contrôlés par des milices : autant d’éléments d’un dispositif où la mort fait partie du coût d’ajustement d’un marché du travail transcontinental.

Le piège politique : des dirigeants complices d’un statu quo

La complaisance est partagée des deux côtés de la Méditerranée. Les gouvernements européens externalisent le contrôle des frontières en finançant les forces de sécurité de pays de transit comme la Libye, le Niger ou la Tunisie. L’accord UE-Tunisie de 2023, prévoyant 105 millions d’euros pour renforcer les capacités de surveillance tunisiennes, a été sévèrement critiqué par les ONG et par le Parlement européen. En Libye, les dispositifs d’interception en mer, soutenus par l’UE, ont conduit à un nombre accru de renvois vers des centres où les organisations humanitaires documentent des actes de torture, de travail forcé et de disparitions.

Les dirigeants africains acceptent ces mécanismes, parfois en échange de financements directs, parfois pour maintenir une relation diplomatique et économique qui leur est favorable. La lutte contre l’émigration devient ainsi une monnaie d’échange dans les négociations commerciales, énergétiques ou sécuritaires.

Sur le plan interne, nombre d’États africains tardent à réformer leurs modèles économiques, à investir dans l’éducation technique, à moderniser l’agriculture ou à soutenir l’entrepreneuriat local. Les départs massifs, en désengorgeant les marchés du travail et en générant des transferts financiers, réduisent la pression pour mener des réformes plus profondes.

L’alternative ne peut résider dans une simple fermeture des frontières européennes ni dans une répression accrue des réseaux de migration irrégulière. La véritable rupture implique un repositionnement stratégique du partenariat euro-africain. Cela suppose pour l’Europe d’admettre sa dépendance et de mettre en place des voies de migration légale mieux encadrées, dignes et durables. Cela suppose pour l’Afrique de rompre avec le modèle rentier fondé sur les transferts de sa diaspora.

L’analyse converge vers un constat sévère : les migrations africaines vers l’Europe ne sont pas seulement le résultat d’un manque d’opportunités, mais la conséquence d’un système politique et économique qui organise, entretient et exploite les départs. La modernité de cette servitude tient à son apparence volontaire. Les jeunes partent parce qu’ils n’ont pas d’autre perspective. Les États laissent partir parce qu’ils en tirent profit. Les sociétés européennes accueillent parce qu’elles en ont besoin. Ce triangle d’intérêts croisés forme une mécanique discrète mais puissante, héritière d’une longue histoire, et dont il sera difficile de s’extraire sans un sursaut des deux côtés de la Méditerranée.

 

 

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