La sortie du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour constituer l’Alliance des États du Sahel (AES) ouvre une période d’incertitude régionale. Entre quête de souveraineté sécuritaire, fragilité économique et rivalités d’influence, cette fracture institutionnelle questionne l’avenir de l’intégration ouest-africaine.
Le 28 janvier 2025, la décision est devenue officielle : le Burkina Faso, le Mali et le Niger ne sont plus membres de la CEDEAO. Leur retrait, amorcé dès 2023, n’est pas un accident conjoncturel. Il s’inscrit dans une défiance profonde vis-à-vis d’une organisation accusée d’inefficacité face aux crises sécuritaires et de partialité politique après les coups d’État militaires. Les sanctions sévères imposées au Niger à l’été 2023 – embargo économique et menaces d’intervention – ont précipité la rupture. Loin de céder, les trois juntes ont transformé leur isolement en levier pour bâtir une alliance régionale alternative.
En juillet 2024, l’Alliance des États du Sahel s’est muée en confédération, scellant une coopération militaire renforcée et un pacte de non-agression. Ce basculement marque l’un des tournants les plus significatifs depuis la création de la CEDEAO en 1975.
Le Sahel demeure l’une des zones les plus violentes au monde : selon l’Indice mondial du terrorisme 2024, le Burkina Faso, le Mali et le Niger figurent parmi les dix pays les plus touchés. La région du Liptako-Gourma est ravagée par des insurrections jihadistes persistantes, multipliant les déplacés – près de 2,8 millions recensés par le HCR à mi-2024.
Pour les régimes militaires, l’AES incarne la possibilité de reprendre en main la lutte contre les groupes armés, loin d’une dépendance jugée excessive aux financements extérieurs. La création d’une force conjointe en novembre 2024 se veut une alternative au G5 Sahel, perçu comme trop inféodé aux agendas français. Mais malgré cette militarisation accrue, les violences se sont intensifiées en 2023 et 2024, et 2025 s’annonce tout aussi meurtrier.
Au-delà de la sécurité, la rupture fragilise l’architecture économique régionale. La CEDEAO avait institué la libre circulation des personnes et un marché commun en gestation. Or, le retrait menace les flux commerciaux, les corridors de transit et les millions de migrants installés dans les pays côtiers. Si l’UEMOA, qui réunit huit pays dont le trio sahélien, garantit encore un cadre monétaire et douanier, le risque d’un éclatement réglementaire demeure.
Les trois États, parmi les plus pauvres du monde, restent enclavés et dépendants des infrastructures de leurs voisins. Leur commerce extérieur transite par les ports sénégalais, ghanéens ou béninois. Toute crispation avec le littoral accroîtrait leur vulnérabilité. Déjà, la chute des financements occidentaux a contraint le Niger à réduire de 40 % son budget en 2024.
Une nouvelle bataille d’influences
Cette fracture nourrit un jeu de puissances inédit. La France, longtemps incontournable, a vu son rôle s’effacer : ses troupes ont été expulsées de Bamako, Ouagadougou et Niamey. Les États-Unis ont suivi en 2024 en fermant leur base stratégique d’Agadez.
La Russie, en revanche, a accru sa présence par l’envoi d’instructeurs, de matériels militaires et une intense campagne de communication. La Chine, déjà implantée dans les mines d’or, d’uranium et de lithium, a consolidé ses positions, tandis que la Turquie et les pays du Golfe cherchent à capter une partie du vide laissé par l’Occident.
Dans ce paysage polarisé, l’AES devient un terrain de compétition géopolitique, accentuant les fractures entre régimes militaires et démocraties côtières.
Trois options se dessinent. La première verrait la CEDEAO se restructurer en renforçant ses mécanismes internes, quitte à tourner la page de ses membres sécessionnistes. La deuxième miserait sur un modus vivendi entre les deux blocs, permettant une coopération minimale en matière de commerce, de mobilité et de lutte contre le terrorisme. La troisième, plus lointaine, évoque une possible réconciliation, si les coûts de l’isolement devenaient insoutenables pour l’AES.
Pour l’heure, les dirigeants sahéliens érigent l’irréversibilité de leur retrait en principe, soutenus par une opinion publique hostile à la CEDEAO. Mais leur capacité à construire un modèle alternatif de développement et de gouvernance reste incertaine.
Cette fracture illustre une dérive plus large : la priorité donnée à la sécurité au détriment du développement, dans une région où la marginalisation sociale a nourri radicalismes et trafics. L’intégration ouest-africaine, présentée depuis cinquante ans comme une réponse structurelle aux fragilités nationales, est désormais menacée d’éclatement.
Au Sahel comme sur la côte, la tentation du repli souverainiste côtoie la nécessité d’une coopération régionale face à des défis communs : changement climatique, sécurité alimentaire, transition énergétique. L’avenir dépendra de la capacité des acteurs à dépasser les clivages institutionnels pour restaurer une logique collective.