jeudi, août 21

L’Afrique reste confrontée à une contradiction tenace. Bien que ses États aient conquis depuis des décennies leur indépendance politique et leur place au sein de la communauté internationale, leurs choix diplomatiques continuent d’être scrutés, évalués, parfois contestés. Cette suspicion prend une acuité particulière lorsqu’il s’agit des relations nouées avec la Chine, aujourd’hui premier partenaire commercial du continent, ou avec la Russie, redevenue un acteur militaire et diplomatique actif. Chaque rapprochement est interprété comme un alignement suspect, chaque déclaration de coopération comme une concession dangereuse.

Cette situation s’inscrit dans le cadre plus large d’une rivalité sino-américaine ouverte, qui a redessiné les lignes de fracture diplomatiques depuis la guerre en Ukraine et la consolidation de l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie. Pourtant, l’attitude américaine traduit une asymétrie criante. Washington ne se prive pas de commercer massivement avec Pékin – les échanges bilatéraux ont dépassé 575 milliards de dollars en 2023 – tout en reprochant aux capitales africaines de renforcer leur coopération avec la Chine. Le paradoxe est patent : ce qui est considéré comme un choix souverain lorsqu’il émane des pays du Nord est souvent présenté comme une menace lorsqu’il vient du Sud.

Le Maroc : diversification et stratégie multipolaire

Au Maghreb, le Maroc incarne cette volonté d’échapper à une dépendance excessive envers ses partenaires traditionnels européens. Depuis son adhésion, en 2017, à l’initiative chinoise « Belt and Road », Rabat a inscrit sa relation avec Pékin dans une logique de long terme. Le Royaume cherche à transformer son rôle régional, en s’imposant comme un hub industriel et logistique entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Les projets illustrant cette dynamique sont nombreux : l’usine géante de dessalement d’Agadir, les zones industrielles près de Tanger, la coopération automobile ou encore les partenariats dans les énergies renouvelables. La Chine a également soutenu le Maroc dans le domaine pharmaceutique, en particulier lors de la pandémie de Covid-19, renforçant ainsi l’image d’un partenaire réactif.

Cette orientation ne signifie pas rupture avec l’Occident. Rabat continue d’entretenir des relations privilégiées avec l’Union européenne et les États-Unis, mais entend diversifier ses alliances pour consolider son autonomie stratégique. Le choix chinois répond donc à une logique multipolaire assumée. Comme l’a déclaré Nasser Bourita, ministre des affaires étrangères, en 2023 : « Le Maroc ne choisit pas entre ses partenaires, il choisit ses intérêts. »

Le commerce sino-marocain

Selon l’Office des changes, les échanges commerciaux entre le Maroc et la Chine ont dépassé 65 milliards de dirhams en 2024, soit une hausse de 12 % par rapport à 2022. La Chine est devenue le troisième fournisseur du Royaume, derrière l’Espagne et la France, et figure parmi ses dix premiers clients.

Le Sénégal : infrastructures et choix de continuité

À Dakar, la coopération avec la Chine s’incarne dans le paysage urbain. Le Train Express Régional reliant le centre-ville à l’aéroport, les autoroutes et plusieurs infrastructures portuaires portent la marque des financements chinois. Pékin est devenu l’un des principaux partenaires du Sénégal dans le domaine des infrastructures stratégiques.

L’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, en 2024, n’a pas modifié cette orientation. Bien au contraire, le nouveau président a confirmé la continuité de la relation avec Pékin, insistant sur le fait que la diversification des partenariats était une condition de l’émergence économique du pays. « Le Sénégal ne peut dépendre d’un seul axe diplomatique. La Chine est un partenaire parmi d’autres, mais un partenaire essentiel », a-t-il déclaré lors d’un discours à Dakar en mai 2025.

Les critiques occidentales se concentrent sur la dette, présentée comme un risque d’asservissement. Pourtant, selon le FMI, la part des engagements du Sénégal vis-à-vis de Pékin représente moins de 15 % de sa dette extérieure, un chiffre qui nuance largement le discours alarmiste. Ce qui attire Dakar dans la coopération chinoise, c’est la rapidité des financements, la faible conditionnalité politique et la visibilité immédiate des projets. Le TER ou l’autoroute Ila Touba ne sont pas seulement des infrastructures, mais des symboles de transformation économique.

La dette sénégalaise vis-à-vis de la Chine

Le ministère sénégalais des Finances a estimé en 2024 que la dette bilatérale contractée auprès de la Chine représentait 14,6 % du total de la dette extérieure, loin derrière les créanciers multilatéraux comme la Banque mondiale (32 %) ou la Banque africaine de développement (20 %).

Le Nigéria : pragmatisme d’une puissance continentale

Première économie du continent et pays le plus peuplé d’Afrique, le Nigéria adopte une position pragmatique. Abuja a choisi de coopérer avec toutes les grandes puissances, sans exclusivité. La Chine occupe une place croissante dans ce paysage, avec des investissements massifs dans les chemins de fer, l’énergie et les télécommunications.

Le chemin de fer Abuja-Kaduna, symbole de modernisation, a été construit par la China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC). Huawei équipe le pays en infrastructures numériques. Dans le secteur énergétique, la Chine soutient l’exploration pétrolière et gazière, contribuant à diversifier l’approvisionnement.

Pourtant, les liens avec les États-Unis et le Royaume-Uni demeurent solides. Abuja ne cherche pas à remplacer un partenaire par un autre, mais à multiplier les opportunités. Cette stratégie d’équilibre traduit la conscience d’un pays doté d’un poids démographique et géopolitique décisif. Comme l’a résumé un haut fonctionnaire nigérian : « Notre souveraineté consiste à ne pas attendre. Si les Américains veulent investir, nous les accueillons. Mais tant qu’ils ne le font pas, nous n’avons pas le luxe de rester immobiles. »

La Chine au Nigéria en chiffres**

Selon l’ambassade de Chine à Abuja, le volume des échanges commerciaux a atteint 22,5 milliards de dollars en 2024, contre 19 milliards en 2022. Pékin est devenu le premier partenaire commercial du Nigéria, devant les États-Unis et l’Inde.

D’autres trajectoires africaines : autonomie et tensions

L’Afrique du Sud illustre un cas de confrontation ouverte. Accusée par Washington de proximité excessive avec Pékin et Moscou, Pretoria a subi en 2023 des menaces de sanctions. Sa participation active aux BRICS et ses critiques contre Israël en ont fait une cible privilégiée. Pourtant, Pretoria défend son rôle de puissance émergente, déterminée à peser dans la définition d’un monde multipolaire.

En Égypte, la Chine est devenue un acteur incontournable de la modernisation. La nouvelle capitale administrative en construction, la modernisation du canal de Suez ou encore le train à grande vitesse reliant la mer Rouge à la Méditerranée traduisent l’ampleur d’une coopération qui dépasse le cadre économique. Pékin s’impose comme un partenaire stratégique pour un pays en quête de stabilité et de financements.

En Éthiopie enfin, la relation sino-africaine atteint une intensité particulière. Pékin a financé le siège de l’Union africaine à Addis-Abeba, investi dans le textile et contribué à la construction de barrages hydroélectriques. Pour Addis, la Chine incarne un partenaire de développement indispensable, même si la dépendance suscite un débat interne.

Aux États-Unis, le Congrès est le principal foyer d’opposition à la présence chinoise en Afrique. Rapports, auditions et amendements budgétaires se succèdent pour dénoncer une « influence néfaste ». Cette ligne dure contraste avec l’attitude plus mesurée de la Maison Blanche, qui ménage ses marges de manœuvre diplomatiques.

Cette hostilité révèle une asymétrie. Washington entretient ses propres relations avec Pékin tout en contestant ce droit aux pays africains. Les accusations portées contre l’Afrique du Sud en 2023, soupçonnée d’avoir livré des armes à la Russie, illustrent cette logique de suspicion systématique. Les États africains deviennent ainsi les otages d’une rivalité géopolitique qui les dépasse, mais à laquelle ils ne peuvent échapper.

Pékin en Afrique : opportunité et dépendance

La présence chinoise n’est pas exempte de critiques. Les risques d’endettement, la dépendance technologique et le manque de transparence dans certains contrats alimentent le débat. Toutefois, pour les capitales africaines, l’essentiel demeure la visibilité et la rapidité des réalisations. Pékin finance des autoroutes, des barrages ou des lignes ferroviaires en quelques années, quand les bailleurs occidentaux imposent des conditionnalités longues et contraignantes.

La Chine n’est pas perçue comme un substitut exclusif, mais comme un complément. Les États africains jouent de cette rivalité pour maximiser leurs opportunités. Ce calcul rationnel constitue l’un des fondements de leur souveraineté diplomatique.

Au Maroc, au Sénégal, au Nigéria, mais aussi en Afrique du Sud, en Égypte ou en Éthiopie, la logique est claire. Coopérer avec la Chine relève d’un choix souverain, non d’une soumission. Ces choix reflètent des besoins de développement et une stratégie de diversification, dans un monde où le monopole occidental s’estompe.

Les pressions américaines ou européennes traduisent une difficulté à accepter le nouvel équilibre mondial. Mais l’Afrique n’est plus spectatrice. Elle choisit, négocie et arbitre en fonction de ses propres intérêts.

 

 

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