samedi, août 23

L’offensive qatarienne sur le continent s’accélère et s’assume. L’itinérance annoncée de Cheikh Al Mansour Bin Jabor Bin Jassim Al Thani — proche de l’émir, patron d’Al‑Mansour Holding — ouvre une séquence où Doha mêle capital patient, logistique aérienne, énergie et finance pour s’installer au cœur des infrastructures africaines. La tournée, entamée le 13 août à Kinshasa, promet plus de 20 milliards de dollars pour la seule RDC, et de 5 à 10 milliards pour chacun des autres pays visités (Centrafrique, Tanzanie, Burundi, Zambie, Botswana, Mozambique, Zimbabwe, Angola, Gabon). Au‑delà du volume, le ciblage sectoriel — mines, aéroports, santé, hydrocarbures, développement urbain — dit l’ambition d’une diplomatie d’investisseur, discrète dans la forme, structurante dans ses effets.

Le pari africain de Doha s’est d’abord matérialisé dans l’aérien, matrice logistique de son influence économique. Au Rwanda, Qatar Airways détient 60 % du nouveau Bugesera International Airport, infrastructure appelée à faire de Kigali un hub de correspondance intra‑africain et intercontinental à l’horizon 2027‑2028, le coût du projet évoluant d’environ 1,3 milliard à près de 2 milliards de dollars selon les dernières estimations sectorielles. L’accord industriel avec RwandAir, en voie de finalisation pour une prise de 49 %, doit arrimer un réseau régional à l’orbite qatarienne, y compris pour le fret, première brique d’une chaîne intégrée du ciel aux zones de services aéroportuaires.

Cette stratégie logistique nourrit directement la tournée actuelle : plusieurs étapes ont vocation à adosser des engagements d’Al‑Mansour à des projets d’aéroports, que Qatar Airways sait financer, opérer et irriguer en passagers comme en cargo. L’effet de levier est double : sécurisation de droits de trafic et captation d’externalités économiques (hôtellerie, maintenance, zones franches).

Télécoms, finance, mobile money : capillarité et données

La montée en puissance du Qatar passe aussi par des points d’appui financiers et numériques. Le Fonds souverain (QIA) a racheté en 2021‑2022 une part de 200 millions de dollars dans Airtel Mobile Commerce, l’une des plateformes de mobile money les plus répandues d’Afrique. Ce ticket, modeste au regard des moyens de Doha, offre une exposition à des flux de paiement massifs et à la donnée transactionnelle, actifs décisifs pour comprendre — et desservir — la demande africaine de services financiers.

Le maillage s’étend via QNB, première banque du Moyen‑Orient et d’Afrique par le total de bilan, présente notamment en Égypte et en Tunisie, ce qui confère au dispositif qatarien une capacité de structuration et de syndication des financements, du trade finance aux emprunts syndiqués.

Dans les télécoms, Ooredoo — opérateur contrôlé par Doha — est solidement installé en Algérie et en Tunisie et continue d’y investir dans les réseaux, confirmant l’intérêt qatarien pour les infrastructures critiques et les marchés de masse.

Le pilier énergétique complète ce triptyque. Au Mozambique, QatarEnergy est partie prenante du mégaprojet Coral South (bassin de Rovuma), premier FLNG opéré au large de l’Afrique subsaharienne. Les premières cargaisons d’exportation ont été expédiées fin 2022 ; en avril 2025, Eni célébrait déjà la 100e cargaison, confirmant la montée en cadence de l’actif et la place de Maputo dans la géographie mondiale du GNL. Pour Doha, la présence dans Rovuma consolide un portefeuille aval‑amont et crédibilise son offre aux pays hôtes : capitaux, expertise technique et accès à des chaînes globales d’acheminement.   

Médiations politiques et dividendes économiques

Le Qatar ne se contente pas d’investir ; il arbitre. Son rôle dans les récents formats de désescalade entre la RDC et le Rwanda — des pourparlers accueillis à Doha et une séquence diplomatique saluée à Washington — illustre une méthode : offrir une plateforme de médiation et, dans la foulée, caler des partenariats économiques. La séquence sécuritaire nourrit la séquence d’investissement ; l’une crédibilise l’autre.

Cette diplomatie fonctionnelle, déjà éprouvée au Proche‑Orient, repose sur un État‑actionnaire agile, un appareil financier liquide et des vecteurs industriels intégrés. Elle cadre avec la NDS3, la stratégie nationale qui pousse la diversification et les actifs d’influence au‑delà du gaz.

Le mouvement qatari s’inscrit dans une recomposition plus vaste où les pétromonarchies rivalisent d’annonces et de visites d’État, souvent encouragées par Washington pour contrebalancer les offres chinoise et russe. La « bousculade » est tangible : les enveloppes saoudiennes et émiriennes se multiplient, parfois dans les mêmes secteurs — mines critiques, ports, agriculture — avec des logiques transactionnelles assumées. Cette dynamique catalyse des modernisations mais expose aussi les États africains au risque d’enchères, d’opacité et de capture, comme l’ont rappelé plusieurs analyses sur la vague d’investissements du Golfe.

Le réalisme commande toutefois de départager l’annonce du décaissement. La RDC a déjà empilé protocoles et MoU restés sans suite ; l’enveloppe de 20 milliards promise par la délégation qatarienne à Kinshasa ne fera sens qu’au rythme des clôtures financières actuariées, des due diligences minières et des réformes facilitatrices (cadres PPP, foncier, sécurité). Les observateurs locaux notent que l’ambition portuaire et aéroportuaire — modernisation de N’Djili, Lubumbashi et Goma, réhabilitation de Matadi, Kinshasa, Boma — ne pourra avancer qu’avec une gouvernance contractuelle mieux armée et une gestion des risques sécuritaires.

Le second écueil touche aux externalités politiques. La superposition de médiations et d’intérêts économiques expose Doha aux aléas des cycles nationaux africains, mais aussi aux rivalités intra‑golfe. La sécurisation d’actifs aéroportuaires, miniers ou gaziers suppose une neutralité perçue comme crédible, sous peine d’attiser des résistances.

Enfin, l’arrimage à des hubs logistiques comme Kigali ne produira d’effet continental que si l’intégration aérienne intra‑africaine se débloque : droits de trafic, accords de ciel ouvert, intermodalité avec les corridors ferro‑portuaires. L’hypothèse d’un cargo‑hub Qatar Airways en Afrique centrale demeure une chance pour la connectivité régionale, à condition de s’aligner avec les programmes de facilitation et la Zone de libre‑échange continentale africaine.

Le fil conducteur est désormais clair. Doha avance par plateformes : un aéroport‑hub qui ancre les flux ; une banque et un fonds souverain qui irriguent la dette et l’equity ; un opérateur télécom qui capte l’usage et la donnée ; un major énergétique qui sécurise du long terme. Le tout s’adosse à une offre de médiation, vecteur de visibilité et d’accès. La tournée d’août en propose la version la plus aboutie : un paquet d’annonces ciblées, des projets prêts à l’étude, une narration de « gagnant‑gagnant » calibrée pour des capitales en quête d’infrastructures. Reste l’essentiel : transformer l’art des promesses en chantiers livrés, avec des institutions hôtes capables de négocier, suivre et évaluer — condition sine qua non pour que la puissance qatarienne, en Afrique, ne soit pas seulement perçue, mais utile.

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