lundi, août 25

De Dakar au Caire, d’Addis-Abeba à Pretoria, un nombre croissant de pays africains investissent dans la production locale de véhicules militaires blindés. Une stratégie de souveraineté sécuritaire qui, selon plusieurs économistes, détourne des ressources cruciales de priorités plus urgentes : sécurité alimentaire, santé publique, éducation et adaptation climatique.

L’image frappe par sa récurrence. Dans les halls d’exposition militaire d’Abidjan, de Pretoria ou d’Ankara, les drapeaux africains flottent au-dessus de véhicules blindés flambant neufs. L’Afrique du Sud, pionnière en la matière, a été rejointe par un cortège de nouveaux entrants : Niger, Nigeria, Burkina Faso, Mali, Kenya, Ghana, Égypte, Maroc, Angola, Tunisie, et désormais Sénégal. Cette montée en puissance industrielle se veut un acte d’« émancipation stratégique » vis-à-vis des fournisseurs étrangers. Mais elle suscite une question lancinante : à quel prix et pour quelle finalité réelle ?

Selon les données compilées par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), le nombre de programmes nationaux de production d’armements terrestres en Afrique a plus que doublé en dix ans. Ce mouvement est porté par des logiques de souveraineté militaire, nourries par la crainte d’embargos occidentaux et par la montée des menaces terroristes au Sahel et dans la Corne de l’Afrique.

Le Sénégal a récemment annoncé son entrée dans le secteur, via un partenariat industriel visant à assembler localement des blindés légers. Un choix qui s’inscrit dans la stratégie de diversification de ses alliances — Turquie, Chine — mais qui mobilise des capitaux considérables, alors même que les besoins en matière de santé, d’éducation ou d’agriculture sont criants.

Les chiffres sont implacables.

  • Sécurité alimentaire : selon la Banque mondiale, 282 millions d’Africains étaient en situation d’insécurité alimentaire en 2023, soit plus de 20 % de la population du continent. Le FMI estime que l’Afrique subsaharienne devra investir 25 à 30 milliards USD par an d’ici 2030 pour atteindre la sécurité alimentaire, notamment via les infrastructures agricoles et le stockage.
  • Santé : les dépenses publiques de santé représentent en moyenne 6,1 % du PIB en Afrique subsaharienne (Banque mondiale, 2024), loin des 15 % recommandés par la Déclaration d’Abuja. Les systèmes hospitaliers restent sous-équipés, comme l’a révélé la pandémie de Covid-19.
  • Éducation : plus de 98 millions d’enfants et adolescents africains ne sont pas scolarisés (UNESCO, 2024). Le financement nécessaire pour atteindre un enseignement primaire universel est évalué à 39 milliards USD par an.
  • Climat : la Banque mondiale estime que le changement climatique pourrait coûter 3 à 5 % du PIB africain chaque année d’ici 2030. L’adaptation nécessite entre 30 et 50 milliards USD par an pour l’ensemble du continent.

En comparaison, les budgets militaires de plusieurs États africains connaissent une croissance à deux chiffres. Le SIPRI note que les dépenses militaires africaines ont atteint 51 milliards USD en 2024, en hausse de 8,1 % par rapport à 2023 — la plus forte progression depuis 2010.

Le risque d’une militarisation aveugle

Cette course à l’industrialisation militaire est présentée par ses promoteurs comme une garantie d’autonomie stratégique et un moteur potentiel de création d’emplois industriels. Mais les risques sont multiples.

D’abord, la prolifération de blindés et d’armes légères dans des régions déjà marquées par les trafics et les conflits — Sahel, RDC, Corne de l’Afrique — pourrait aggraver l’instabilité plutôt que la réduire.

Ensuite, la viabilité économique de ces usines reste incertaine : le marché africain est limité, les exportations vers d’autres continents sont rares, et la dépendance aux composants importés reste forte.

Les investisseurs étrangers, arbitres des priorités

Nombre de ces programmes reposent sur des partenariats avec des acteurs étrangers — Turquie, Chine, Israël, Émirats arabes unis — qui fournissent les technologies et souvent le financement. Mais rares sont les investisseurs internationaux à s’engager dans des industries civiles de transformation (agroalimentaire, textile, électronique) avec la même intensité.

Comme le souligne un économiste de la Banque africaine de développement : « Les choix d’industrialisation traduisent souvent la vision stratégique des partenaires extérieurs plutôt que les besoins réels des populations locales. »

La souveraineté militaire est un objectif légitime, notamment face aux menaces transfrontalières et aux vulnérabilités liées aux importations d’armements. Mais lorsqu’elle se construit au détriment de la souveraineté alimentaire, énergétique ou éducative, elle risque de fragiliser encore davantage les États.

Pour l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla, « l’Afrique ne peut pas se payer le luxe d’une industrialisation militaire sans avoir d’abord consolidé les bases de son capital humain et de sa résilience économique ». Une position partagée par plusieurs experts en développement, qui appellent à réorienter les investissements vers les secteurs générateurs de bien-être collectif.

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