Sous les drapeaux alliés, plus d’un million d’Africains ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. Des champs de bataille d’Europe aux jungles d’Asie, ces hommes – tirailleurs sénégalais, soldats nord-africains, askaris de l’armée britannique – ont versé leur sang pour une victoire qui, trop souvent, leur a été confisquée. Derrière les images de libération et les discours triomphants, les archives déclassifiées racontent une autre histoire : celle des discriminations, des injustices et des trahisons.
Entre 300 000 et 350 000 Africains subsahariens des colonies françaises ont rejoint les rangs de l’armée de la France libre entre 1939 et 1945. À leurs côtés, des centaines de milliers d’hommes venus d’Algérie, du Maroc et de Tunisie formaient l’ossature de l’« Armée d’Afrique ». Le Royaume-Uni mobilisa plus d’un demi-million de soldats africains, souvent déployés loin de leur continent : en Birmanie, en Éthiopie ou à Madagascar. Les estimations font état d’au moins 55 000 morts parmi les troupes nord-africaines et subsahariennes, tombés entre 1940 et 1945 pour libérer la France.
Mais derrière l’héroïsme, une réalité : nombre de ces hommes furent recrutés sous contrainte. Les registres militaires les présentaient comme « volontaires », dissimulant les pratiques coercitives. Les commandements coloniaux, prudents à l’idée d’armer massivement des Africains, les assignaient souvent à des tâches subalternes. Tous servaient sous officiers européens, dans un système militaire structuré par la hiérarchie raciale.
Les documents britanniques exhumés des archives nationales montrent l’ampleur des inégalités : en 1945, un simple soldat africain percevait environ 3,5 shillings par mois, contre 10 pour un soldat blanc de même grade. Les primes de démobilisation suivaient la même logique : un caporal européen recevait 12 shillings, un caporal africain quatre fois moins. « On nous a abandonnés comme ça », résume un vétéran kényan de la campagne de Birmanie.
En France, les disparités n’étaient pas moindres. Les tirailleurs africains, démobilisés en 1945, se virent refuser les mêmes pensions et avantages que leurs homologues métropolitains. Le paiement des soldes fut gelé, et il fallut des décennies pour aligner leurs droits. En métropole, la contribution africaine disparut rapidement des cérémonies et des récits officiels.
À l’automne 1944, à l’approche de la libération totale, l’état-major français engagea un processus connu sous le nom de « blanchiment ». En quelques semaines, les unités de tirailleurs sénégalais et nord-africains de la 1ʳᵉ Armée du général de Lattre furent retirées du front et remplacées par des recrues blanches, souvent issues des Forces françaises de l’intérieur. Les soldats africains remettaient uniformes et armes aux nouveaux arrivants.
Les archives déclassifiées britanniques et américaines montrent que cette politique était encouragée par les Alliés. Un mémo du général américain Walter Bedell Smith, daté de janvier 1944, précisait qu’il était « préférable » que les troupes entrant dans Paris soient exclusivement blanches. Les Britanniques s’inquiétaient eux aussi de la « proportion élevée » de soldats noirs dans les divisions françaises.
Thiaroye : la fusillade que Paris voulait taire
Le 1ᵉʳ décembre 1944, le camp de Thiaroye, près de Dakar, devint le théâtre d’un massacre. Des tirailleurs récemment rapatriés de France, anciens prisonniers de guerre, réclamaient le paiement de leurs arriérés de solde. L’armée française ouvrit le feu : le bilan officiel fit état de 35 morts, mais les recherches de l’historienne Armelle Mabon évoquent 300 à 400 victimes.
Les archives et témoignages révèlent une opération préparée : des automitrailleuses et un char avaient été positionnés à l’avance. Les autorités coloniales falsifièrent les chiffres de rapatriés pour minimiser le nombre de disparus, présentèrent l’incident comme une mutinerie armée et condamnèrent plusieurs survivants. L’affaire fut censurée pour éviter qu’elle ne ternisse l’image de la France libre auprès des Alliés.
Il faudra attendre 2014 pour qu’un président français, François Hollande, reconnaisse la responsabilité de l’État. En 2024, six victimes reçurent la mention « Mort pour la France » – un geste symbolique, loin de solder 80 ans de silence.
Ces humiliations n’eurent pas seulement un coût moral : elles nourrirent le ressentiment et accélérèrent la prise de conscience politique. Les vétérans africains rentrés au pays participèrent souvent aux mouvements pour l’indépendance, conscients d’avoir combattu pour des idéaux de liberté qui ne leur avaient pas été accordés.
Aujourd’hui, alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, la mémoire de ces combattants sort peu à peu de l’ombre. La reconnaissance officielle, l’ouverture des archives et l’inscription de leur histoire dans les manuels scolaires restent des étapes indispensables pour rétablir la vérité : sans son empire, rappelait en 1945 Gaston Monnerville, « la France ne serait qu’un pays libéré ; grâce à son empire, elle est un pays vainqueur ».