Au siège de l’Union Africaine (UA) à Addis-Abeba, les diplomates africains s’affairent à préparer le prochain sommet. Pourtant, sous les lustres fastueux et les discours grandiloquents, une vérité amère se dessine : l’UA, censée incarner l’unité et la souveraineté du continent, semble paralysée, incapable de répondre aux crises qui déchirent l’Afrique. De l’Est au Sahel, en passant par le Sahara marocain et la République Démocratique du Congo (RDC), l’organisation continentale brille par son inaction, minée par une dépendance chronique aux financements étrangers et des intérêts divergents qui la rendent impotente face aux défis du XXIe siècle.
Créée en 2002 sur les cendres de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), l’UA avait pour ambition de promouvoir une Afrique unie, prospère et en paix. Vingt-trois ans plus tard, le bilan est accablant. Les conflits armés, loin de s’éteindre, se multiplient : guerre civile au Soudan, insurrection jihadiste au Sahel, reprise des hostilités entre le M23 et les forces congolaises dans l’est de la RDC, tensions autour du Sahara occidental. Face à ces crises, l’UA reste souvent cantonnée à des déclarations de principe, des appels au cessez-le-feu ou des médiations timides qui échouent à produire des résultats concrets.
Prenons le cas du Sahel. Depuis les coups d’État successifs au Mali, au Burkina Faso et au Niger, l’Alliance des États du Sahel (AES) a émergé comme une alternative régionale, défiant l’autorité de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et, par extension, de l’UA. Plutôt que de s’imposer comme un acteur central pour coordonner une réponse africaine au terrorisme et à l’instabilité, l’UA s’est contentée de suspendre ces pays de ses instances, laissant la France et d’autres puissances extérieures dicter le tempo. « L’UA est devenue un spectateur passif, incapable de proposer une vision cohérente pour le Sahel », déplore Aïssata Diallo, analyste politique basée à Bamako. « Elle préfère sanctionner que dialoguer, et cela profite à ceux qui veulent diviser pour mieux régner. »
Une dépendance financière qui vicie la souveraineté
Cette inertie ne peut être dissociée d’une réalité criante : l’UA est une organisation sous perfusion financière étrangère. Environ 60 % de son budget opérationnel provient de donateurs extérieurs, principalement l’Union Européenne (UE), les États-Unis et, dans une moindre mesure, la Chine. Si les États membres ont promis en 2015 de financer eux-mêmes l’organisation via une taxe de 0,2 % sur les importations, seuls une poignée de pays tiennent cet engagement. Résultat : les priorités de l’UA sont souvent alignées sur celles de ses bailleurs de fonds, au détriment des besoins réels du continent.
« L’Europe paie, donc l’Europe décide », assène Kwame Mensah, universitaire ghanéen spécialisé dans les relations internationales. « Quand l’UA doit choisir entre une intervention robuste au Sahel ou une politique migratoire qui arrange Bruxelles, elle opte pour la seconde. C’est une trahison de sa mission originelle. » En effet, l’immigration massive des Africains vers l’Europe et les États-Unis parasite les débats au sein de l’UA. Sous pression des partenaires européens, l’organisation a multiplié les initiatives pour « endiguer les flux migratoires », souvent au détriment de projets structurants comme l’intégration économique ou la création d’une force militaire continentale.
Le dossier du Sahara marocain illustre parfaitement cette soumission aux intérêts extérieurs et les divisions internes qui gangrènent l’UA. Depuis des décennies, le conflit oppose le Maroc, qui revendique la souveraineté sur ce territoire, au Front Polisario, soutenu par l’Algérie. L’UA, bien que reconnaissant la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) comme membre, n’a jamais réussi à imposer une solution. « Le Maroc utilise son influence économique et diplomatique pour conserver son territoire , tandis que l’Algérie s’accroche à une posture idéologique et une ingérences des affaires intérieures du Maroc . Pendant ce temps, les puissances occidentales, notamment la France et les États-Unis, soutiennent Rabat, rendant l’UA impuissante face à ce blocage.
Plus récemment, la crise dans l’est de la RDC met en lumière l’incapacité de l’UA à gérer les conflits armés. Depuis 2021, le Mouvement du 23 Mars (M23), soutenu par le Rwanda selon de nombreux rapports, a repris ses offensives, plongeant la région dans une spirale de violence. Malgré les appels répétés à un cessez-le-feu, l’UA n’a ni les moyens ni la volonté politique d’intervenir efficacement. « Nous voyons des déclarations creuses, mais pas d’action », s’insurge Justine Masika, militante congolaise pour les droits humains. « L’UA laisse la SADC [Communauté de développement d’Afrique australe] et l’ONU porter le fardeau, alors qu’elle devrait être en première ligne. »
Une organisation minée par des intérêts hypocrites
Derrière cette léthargie se cache un jeu d’intérêts hypocrite et inégal. Les grandes puissances africaines, comme le Nigeria, l’Afrique du Sud ou l’Égypte, privilégient souvent leurs agendas nationaux au détriment d’une solidarité continentale. Les rivalités entre blocs régionaux – Maghreb contre Afrique subsaharienne, anglophones contre francophones – paralysent les prises de décision. À cela s’ajoute l’influence croissante de puissances comme les États Unis et l’union européenne , qui court-circuitent l’UA pour négocier directement avec les États membres.
Dans le Sahel, par exemple, l’UA s’est révélée incapable de contrer l’expansion des terroriste. L’organisation est devenue un théâtre d’ombres et ferme les yeux sur la prolifération des bandes armées. Cette fragmentation profite aux acteurs extérieurs, qui exploitent la situation pour ensuite accéder aux ressources africaines – minerais au Mali, pétrole au Soudan – tout en feignant de soutenir la « stabilité ».
Vers une refonte ou une disparition ?
Face à ce constat, une question se pose : l’UA peut-elle encore se réinventer ? Certains appellent à une réforme radicale : un financement autonome, une armée panafricaine opérationnelle, une diplomatie plus assertive. D’autres, plus cyniques, prédisent sa marginalisation au profit d’organisations sous-régionales comme l’AES ou la SADC. « Si l’UA ne prend pas ses responsabilités, elle deviendra une relique du passé », avertit Moussa Traoré, ancien ministre malien des Affaires étrangères.
En attendant, les populations africaines continuent de payer le prix de cette inertie. À Goma, où le M23 impose son administration, à Bamako, où les jihadistes gagnent du terrain, ou à El-Ayoun, où les Sahraouis attendent toujours leur autodétermination, le rêve d’une Afrique unie et souveraine semble s’éloigner. L’Union Africaine, autrefois porteuse d’espoir, est aujourd’hui un colosse aux pieds d’argile, prisonnière de ses contradictions et de ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre.