Les relations entre l’Alliance des États du Sahel (AES) et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) semblent plus nuancées qu’une simple opposition frontale. Si les tensions entre l’organisation régionale et le bloc sahélien sont indéniables, il apparaît que tous les chefs d’État de la CEDEAO, à l’exception notable de la Côte d’Ivoire, entretiennent des relations relativement apaisées avec l’AES. Dès lors, la question centrale qui se pose est : pourquoi la Côte d’Ivoire semble-t-elle être le moteur principal des sanctions et de la confrontation avec le Burkina Faso, le Mali et le Niger ?
Un isolement ivoirien dans la crise ?
Lorsqu’on observe les positions des membres de la CEDEAO, on remarque que plusieurs pays, malgré leurs engagements officiels envers l’organisation, ont adopté une posture plus conciliante envers l’AES. Le Sénégal, le Ghana, le Nigeria, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Bénin et le Togo n’ont pas coupé les ponts avec le bloc sahélien. La Guinée de Mamadi Doumbouya s’est même distinguée en refusant d’appliquer les sanctions de la CEDEAO dès le début de la crise.
De plus, la récente interview du président de la Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embaló, a révélé que, malgré les tensions régionales, tous les chefs d’État de la CEDEAO maintiennent un dialogue avec l’AES, à l’exception de la Côte d’Ivoire. Cette prise de position confirme que l’opposition entre la CEDEAO et l’AES est en réalité largement portée par Abidjan.
Les raisons d’un affrontement direct entre Abidjan et l’AES
1. Une rivalité politique et sécuritaire avec le Burkina Faso
Les relations entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso sont tendues depuis l’arrivée au pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré. Plusieurs contentieux se sont accumulés, notamment la question des accusations mutuelles de soutien à des groupes armés opérant à la frontière entre les deux pays. En décembre 2022, la Côte d’Ivoire a accusé Ouagadougou d’héberger des éléments susceptibles de déstabiliser son régime, tandis que le Burkina Faso a dénoncé un soutien présumé d’Abidjan à des groupes rebelles burkinabè.
2. L’alignement sur les intérêts de la France
Il est difficile d’ignorer le rôle de la France dans cette confrontation. La Côte d’Ivoire, partenaire stratégique de Paris en Afrique de l’Ouest, est perçue comme le relais principal des intérêts français dans la région. Après l’expulsion des troupes françaises du Mali, du Burkina Faso et du Niger, Abidjan est devenu l’un des derniers bastions de l’influence militaire française en Afrique de l’Ouest. Il est donc probable que la position ivoirienne vis-à-vis de l’AES soit en partie dictée par des considérations géopolitiques liées à la relation privilégiée entre Alassane Ouattara et Emmanuel Macron.
De plus, le président ivoirien a pris la tête des efforts diplomatiques en faveur des sanctions économiques et politiques contre l’AES. Cette posture pourrait s’expliquer par la volonté de préserver l’ordre régional tel qu’il existait avant les coups d’État successifs au Sahel.
3. Un enjeu économique majeur
La Côte d’Ivoire, en tant que puissance économique majeure de la CEDEAO, voit d’un mauvais œil l’émergence d’un bloc concurrent capable de remettre en cause son rôle de plaque tournante du commerce régional. Le départ du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la CEDEAO fragilise l’intégration économique régionale et perturbe les échanges, notamment en matière d’exportation de produits agricoles et d’importation d’hydrocarbures et de minerais.
L’opposition ivoirienne à l’AES pourrait ainsi être motivée par la crainte d’une déstabilisation économique et d’une fragmentation de l’espace ouest-africain.
La Côte d’Ivoire, moteur des sanctions : jusqu’où ?
La rigidité de la position ivoirienne est un facteur clé du maintien des sanctions contre l’AES. Abidjan a joué un rôle central dans les décisions prises par la CEDEAO, notamment en ce qui concerne le blocus commercial et la suspension des transactions financières. Toutefois, cette posture pourrait devenir difficile à tenir sur le long terme.
D’une part, la pression croissante des autres États membres de la CEDEAO en faveur d’un apaisement rend de plus en plus inconfortable l’intransigeance ivoirienne. D’autre part, la résilience économique et diplomatique de l’AES, qui développe de nouveaux partenariats avec la Russie, la Turquie et d’autres acteurs internationaux, risque d’affaiblir progressivement l’impact des sanctions.
Enfin, la position d’Alassane Ouattara est également liée à sa propre trajectoire politique. Son opposition farouche à l’AES s’inscrit dans une logique de maintien de l’ordre constitutionnel, un principe qui lui permet de justifier son troisième mandat controversé et de garantir la stabilité de son pouvoir face à toute éventuelle contestation interne.
Vers une recomposition régionale ?
L’avenir des relations entre la Côte d’Ivoire et l’AES dépendra en grande partie de l’évolution des rapports de force au sein de la CEDEAO et de la capacité du bloc sahélien à imposer sa légitimité sur la scène régionale et internationale. Si Abidjan continue à incarner la ligne dure de la CEDEAO,