Les Tunisiens sont appelés aux urnes le 6 octobre pour une élection présidentielle qui s’annonce à haut risque. Au pouvoir depuis cinq ans, le président Kaïs Saïed est candidat à sa propre succession après un mandat marqué par une gouvernance populiste et autoritaire, qui a sonné le glas de la transition démocratique initiée par le Printemps arabe en 2011.
Universitaire spécialisé en droit constitutionnel, Kaïs Saïed a été élu le 13 octobre 2019, remportant près de 73 pour cent des voix au second tour face à l’homme d’affaires Nabil Karoui. Candidat se présentant comme antisystème, Kaïs Saïed – aujourd’hui âgé de 66 ans – a été porté au pouvoir dans un climat politique tendu à la suite du décès du président Caïd Essebsi. Mais quelque dix-huit mois après son élection, en juillet 2021, le président a opéré un changement d’approche radical et engagé son pays dans un tournant autocratique en s’arrogeant les pleins pouvoirs par décret. Depuis lors, il n’a cessé de cibler de supposés ennemis intérieurs et extérieurs de toutes natures et de réprimer durement l’opposition politique et la société civile.
Alors que son mandat touche à sa fin, conformément à la Constitution de 2014 abrogée en 2022, Kaïs Saïed a néanmoins accepté de convoquer les électeurs pour qu’ils lui renouvellent leur confiance. Or, sa popularité a décliné ces dernières années. Bien qu’il bénéficie d’un soutien non négligeable parmi les classes populaires, le président a été critiqué pour son incapacité à faire sortir le pays d’une profonde crise économique, exacerbée par les effets de la pandémie de COVID-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Selon des sources tunisiennes interrogées par Crisis Group, Kaïs Saïed et les hauts responsables administratifs et politiques qui l’entourent craignent aujourd’hui qu’il échoue à obtenir un score au moins équivalent à celui qu’il avait réalisé en 2019, ou pire, qu’il soit battu. Ces doutes interviennent alors que le président se réclame d’une légitimité populaire pour justifier la mise en œuvre de son projet politique ainsi que les campagnes d’arrestations.
Cette perspective, confirmée par des sondages non publiés que Crisis Group a pu consulter et qui donnent au président 20 à 25 pour cent des intentions de vote au premier tour, le plaçant au même rang que les autres candidats, a rendu le pouvoir fébrile. Cela a incité le régime à lancer ces derniers mois une nouvelle campagne de répression à l’emporte-pièce contre des cibles peu subversives ou des détracteurs du régime, y compris des migrants subsahariens, des ONG occidentales défendant leurs droits, des journalistes ou des avocats. En mai, des responsables de la Fédération tunisienne de natation et de l’Agence nationale antidopage ont ainsi été arrêtés pour complot contre la sûreté de l’Etat pour avoir couvert un drapeau tunisien lors d’une compétition. Symbole de la justice transitionnelle en Tunisie, Sihem Bensedrine, ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité, a été arrêtée en août pour avoir prétendument falsifié un rapport sur les violations des droits humains perpétrées sous la dictature. L’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani a, elle, été condamnée mi-septembre à huit mois de prison ferme pour des propos jugés hostiles à l’égard du président.
A l’approche du scrutin, les autorités ont également exercé de fortes pressions sur les rivaux potentiels du président. Le pouvoir ayant considérablement durci les conditions requises pour se présenter à l’élection présidentielle, les prétendants ont rencontré de nombreuses difficultés pour soumettre leur dossier de candidature, notamment pour obtenir les 10 000 parrainages de citoyens et le formulaire B3 attestant d’un casier judiciaire vierge. Début août, la justice a condamné à des peines de prison plusieurs candidats en première instance, les accusant d’avoir falsifié des parrainages lors de cette campagne ou de celle de 2019. C’est le cas notamment d’Abdellatif El Mekki, ancien ministre de la Santé et ancien responsable du parti d’inspiration islamiste An-Nahda, de Nizar Chaari, qui avait soutenu Kaïs Saïed en 2019, de Neji Jalloul, ancien ministre de l’Education, et de K2Rhym, rappeur et gendre de l’ancien président déchu Zine El Abidine Ben Ali.
Comment les autorités ont-elles manœuvré pour verrouiller le scrutin ?
Durant la période pré-électorale, de nombreuses arrestations d’opposants et des rejets massifs de candidatures ont démontré la détermination des autorités à assurer à tout prix la réélection de Kaïs Saïed, donnant lieu à une bataille juridique entre la principale autorité électorale et le tribunal administratif de Tunis.
Malgré les divers obstacles, dix-sept candidats (dont une femme) sont parvenus à soumettre, début août, leur dossier de candidature auprès de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Toutefois, lors de l’annonce de la liste préliminaire le 10 août, la commission électorale n’a retenu que trois candidats : le président sortant Kaïs Saïed, Ayachi Zammel, un homme d’affaires jusqu’alors inconnu, et Zouhair Maghzaoui, secrétaire général du mouvement Echaab, un parti nationaliste arabe qui avait soutenu le coup de force de Kaïs Saïed en 2021.
L’ISIE a écarté des concurrents particulièrement crédibles.
Par cette décision, l’ISIE a écarté des concurrents particulièrement crédibles. S’estimant lésés, trois d’entre eux – Mondher Zenaidi, plusieurs fois ministre sous Ben Ali, Imed Daïmi, ancien député et chef de cabinet de l’ancien président Moncef Marzouki en 2013, et Abdellatif El Mekki – ont déposé des recours en appel auprès du tribunal administratif, une juridiction chargée de trancher en dernière instance les litiges de cet ordre. Contre toute attente, et sans doute parce que le vote à bulletin secret a protégé les magistrats de représailles de la part du pouvoir, le tribunal administratif a autorisé fin août les trois candidats ayant fait appel à participer au scrutin. Malgré le jugement du tribunal – censé être définitif – l’ISIE n’a maintenu dans la liste finale, publiée le 2 septembre, que les trois candidats initialement retenus.
Cette nouvelle a suscité de vives réactions au sein de l’opposition et de la société civile. Les équipes de campagne des candidats écartés ont rappelé à l’ISIE que la décision du tribunal était juridiquement contraignante, et ont enjoint l’opposition à s’unir contre cette injustice. De nombreux magistrats ont aussi pris la défense du tribunal, arguant que le non-respect des procédures juridiques constituait un dangereux précédent. Ils ont été rejoints par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la puissante centrale syndicale, pourtant jusqu’ici peu critique envers le président Saïed. Le 13 septembre, après l’arrestation d’une centaine de cadres intermédiaires d’An-Nahda, entre 1 000 et 2 000 personnes ont manifesté, encadrées par la police, à Tunis – un chiffre relativement important dans le contexte actuel –à l’appel d’une coalition composée d’organisations de la société civile, plutôt de gauche et anti-islamistes. Les manifestants ont notamment dénoncé la dérive autoritaire du régime et appelé à des élections transparentes ainsi qu’à la libération de celles et ceux arbitrairement détenus.
En réaction, et sans doute sur instruction du président Saïed et de son entourage, 34 députés (sur les 161 que compte le parlement tunisien) ont déposé le 20 septembre un projet de loi visant à retirer les prérogatives du tribunal administratif dans le domaine électoral, au profit de la Cour d’appel. Le 22 septembre, entre 500 et 1 000 personnes, y compris des militants de l’opposition et de la société civile, ont défilé dans la capitale pour dénoncer ce projet de loi, finalement adopté à une large majorité par le parlement le 27 septembre.
Entre-temps, Ayachi Zammel – l’un des deux seuls candidats autorisés à affronter Kaïs Saïed – a lui aussi été arrêté pour falsification de parrainages. Il a été condamné le 18 septembre à un an et huit mois de prison, puis à six mois supplémentaires le 25 septembre. Le 30 septembre, un tribunal de Tunis l’a condamné à une peine additionnelle de douze ans. Il reste toutefois en lice pour l’élection.
Quels sont les enjeux pour le pouvoir en place ?
Signe de la fébrilité du pouvoir, le bras de fer entre l’ISIE et le tribunal administratif a également mis en lumière la polarisation croissante de la Tunisie face au tournant répressif du régime actuel, tant au sein de la société que de l’appareil sécuritaire.
Le soulèvement de 2011 et la chute de Ben Ali ont ouvert la voie à près de dix années de transition démocratique en Tunisie. Mais cette parenthèse s’est achevée en juillet 2021, lorsque Kaïs Saïed a imposé l’état d’exception, suspendu le parlement, limogé le Premier ministre et consolidé sa propre autorité. Un an plus tard, les Tunisiens ont adopté par référendum une nouvelle constitution qui a consacré un système présidentiel sans contre-pouvoirs. Dans le même temps, en mettant en place un projet politique inspiré d’une idéologie nationaliste et d’extrême gauche, le président a joué sur le ressentiment de la population à l’égard – entre autres – de l’ancienne classe politique et des pays occidentaux pour renforcer sa popularité. Sa rhétorique belliqueuse a créé un climat de violence contre les migrants subsahariens.
Cependant, à l’approche de l’élection et en dépit des déclarations répétées du président visant les forces contre-révolutionnaires, une partie des classes moyennes supérieures et de la société civile – largement opposées à Kaïs Saïed – voulait encore croire que le régime respecterait, au minimum, le principe d’alternance. D’où leur désillusion et leur mobilisation pour dénoncer les manœuvres du pouvoir, qui renvoient la Tunisie au rang des pays soumis à l’arbitraire de leurs gouvernants.
Les tensions observées durant la période pré-électorale témoignent aussi d’un antagonisme grandissant entre partisans et adversaires du président.
Selon des militants associatifs, journalistes et syndicalistes proches de l’opposition interrogés par Crisis Group, les tensions observées durant la période pré-électorale témoignent aussi d’un antagonisme grandissant entre partisans et adversaires du président, y compris au sein de l’appareil sécuritaire. Ces dissensions opposent, d’une part, l’état-major de l’armée et des responsables des ministères de l’Intérieur et de la Justice qui souhaitent un scrutin libre et concurrentiel (que Kaïs Saïed l’emporte ou non), et d’autre part, la garde présidentielle, un corps sécuritaire de 3 000 effectifs qui joue un rôle essentiel dans la consolidation du pouvoir du président.
D’autres sources affirment qu’il existe d’autres points de discorde entre le pouvoir et les autorités militaires, notamment au sujet de la gestion de l’eau, devenue hautement stratégique après les cinq années de sécheresse que vient de connaître le pays. Le 7 août, le président a en effet limogé le Premier ministre Ahmed Hachani, le remplaçant par le ministre des Affaires sociales, Kamel Maddouri. Cette décision serait liée, selon des médias, au soutien d’Ahmed Hachani au plan de lutte contre le stress hydrique élaboré par le ministre de l’Agriculture, Abdelmonem Belati, un ancien inspecteur général des forces armées. Alors que le président Saïed a tendance à minimiser le problème, préférant blâmer « les comploteurs qui sabotent les canalisations », ces divergences sur la gestion de la crise pourraient avoir une influence sur la position de l’armée – et son soutien au régime.
A quoi peut-on s’attendre dans les jours et semaines à venir ?
L’amendement de la loi électorale, qui a retiré au tribunal administratif ses compétences en la matière, a confirmé que le pouvoir n’était pas disposé à reculer. Résignée, l’opposition assiste, impuissante, à un scrutin qui semble joué d’avance.
S’il est peu probable que de fortes tensions éclatent en amont du scrutin, un nouveau mandat de Kaïs Saïed démarrant dans ces conditions risque néanmoins de fragiliser le régime. L’abstention s’annonce en effet forte, à l’instar des deux derniers rendez-vous électoraux, en particulier les élections législatives de décembre 2022 – janvier 2023, dont le taux de participation n’a avoisiné que 11 pour cent. Même si une partie de l’opposition a appelé à voter pour Ayachi Zammel, le président Saïed devrait remporter l’élection haut la main, d’autant que certains responsables de bureaux de vote proches d’élus locaux, qui soutiennent pour la plupart le régime, pourraient être tentés d’accroître artificiellement le nombre de bulletins en sa faveur. Dans un tel scénario, Kaïs Saïed resterait certes au pouvoir, mais sa légitimité serait sérieusement entachée aux niveaux national et international, et les tensions sociales et politiques pourraient s’intensifier. Il est possible qu’une période de mobilisations et de contre-mobilisations s’ouvre après le vote, et que les candidats injustement exclus déposent des recours en justice pour demander son annulation.
Cette situation pourrait accentuer la polarisation politique ambiante et les surenchères de tous bords, avec un risque d’échauffourées entre les partisans du président et ceux qui considèrent ce scrutin présidentiel comme étant illégitime. Depuis quelques mois, l’atmosphère est en effet particulièrement lourde à Tunis et dans le reste du pays. En témoigne une vidéo publiée en août sur les réseaux sociaux et dans laquelle un supposé partisan de Saïed appelle au meurtre d’opposants politiques et au viol de leurs femmes. Ce genre de menaces, rare en Tunisie, a mis en émoi de nombreuses personnes à travers le pays. De leur côté, la garde présidentielle et les forces de sécurité intérieure risquent de poursuivre, voire d’intensifier, la répression des voix dissidentes.
La grande inconnue réside cependant dans la réaction des jeunes issus des zones périurbaines et des régions déshéritées.
La grande inconnue réside cependant dans la réaction des jeunes issus des zones périurbaines et des régions déshéritées. Durant le soulèvement de 2010-2011, ces derniers ont été en première ligne des affrontements avec la police et ont largement contribué à faire tomber le régime de Ben Ali. En avril dernier, des groupes de jeunes hommes se sont également affrontés dans plusieurs quartiers de la capitale, au lendemain de l’immolation par le feu de trois personnes pour dénoncer la détérioration des conditions socioéconomiques. Les jeunes pourraient profiter du climat délétère pour se mobiliser à nouveau et dénoncer la cherté de la vie ou les bavures policières.
Toutefois, l’hypothèse d’une apathie de la population ne doit pas être négligée. Pris entre un certain fatalisme, un climat de peur et de délation, les discours antiélitistes et souverainistes redondants ainsi que les difficultés économiques – notamment une forte inflation et des pénuries récurrentes de produits de première nécessité –, les citoyennes et citoyens ordinaires ne se passionnent guère pour ce scrutin. Beaucoup craignent qu’un nouveau mandat de Kaïs Saïed ne fasse qu’aggraver la situation économique et sociale, ainsi que la dérive autoritaire du régime.
Enfin, malgré les différends entre le camp du président Saïed et certains responsables sécuritaires, il est difficile d’anticiper la réaction de l’armée. Si certains opposants pensent que celle-ci est de leur côté et se prennent à rêver d’un coup d’Etat, ils tendent à sous-estimer le conformisme traditionnel de l’institution.
Comment prévenir le risque de tensions pendant la période post-électorale ?
Le sort de l’élection semblant scellé, les craintes se concentrent désormais sur les risques de tensions et de violences durant la période post-électorale.
Le président Saïed porte une lourde responsabilité à cet égard. Pour éviter que la situation ne dégénère, il pourrait commencer par rétablir la liberté d’expression, sérieusement mise à mal lors de son premier mandat. Il pourrait notamment abolir certaines lois liberticides, comme le décret 54, adopté en septembre 2022 pour lutter contre les fausses informations sur Internet, mais qui a déjà conduit à l’emprisonnement de plus de 1 700 personnes – dont des dizaines de personnalités publiques – et à un climat d’autocensure généralisée dans le pays. Le président serait également avisé d’exhorter les forces de sécurité intérieure à cesser les arrestations contre les opposants politiques, qui conduisent le pays vers un autoritarisme de plus en plus inquiétant.
Même s’ils naviguent à travers des vents hostiles depuis l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed, les partenaires occidentaux de la Tunisie ont aussi un rôle à jouer. A l’instar de l’Union européenne, ces derniers semblent pour le moment adopter une approche attentiste vis-à-vis des récents évènements. C’est sans doute par crainte que le président et son ministre des Affaires étrangères ne les accusent d’ingérence, comme cela a été le cas chaque fois qu’ils ont exprimé, au cours des dernières années, leurs préoccupations face à la détérioration du contexte économique, politique et humanitaire. Cette position est certes délicate, mais elle ne doit pas les empêcher de continuer à encourager des réformes importantes en matière de gouvernance et de protection des droits humains. Afin d’éviter d’alimenter les réactions nationalistes, ils pourraient, par exemple, présenter ces recommandations comme un moyen de contribuer à renforcer la stabilité intérieure du pays, aujourd’hui menacée par ces graves atteintes aux principes démocratiques.