La dualité de ce monde place l’Empire du milieu au centre de l’histoire. L’avenir est à la déseuropéanisation du monde. Le géant chinois doit reprendre « sa juste place » sur la scène mondiale. L’émergence de la Chine et la provincialisation du monde occidental. Une chine stable et prospère est indiscutablement nécessaire au monde. La Chine est aujourd’hui omniprésente sur l’échiquier international.
La Chine fut au cours du dernier millénaire plus souvent le joug des peuples étrangers que sous la domination d’un pouvoir ethniquement chinois : les Jurchen de la dynastie Jin (1115-1234), puis les Mongols de la dynastie Yuan (1279-1368) et enfin les Mandchous de la dynastie Qing (1644-1912) étaient tous des peuples non-han, qui se sinisèrent progressivement non sans laisser une marque profonde sur la culture chinoise ; celle-ci a su en tirer les lignes de force tout en les absorbant.
La Chine incarne à la fois une idéologie occidentale familière, le marxisme, et une civilisation « vieille de cinq mille ans ». Ses valeurs, et ses principes politiques qui la protègent, ont été le moteur de son dynamisme. La Chine a pour doctrine, le Tianxia – tout ce qui est sous le ciel-, qu’elle a naturellement vocation à diriger. Car entre le ciel et le Tianxia, se trouve le fils du Ciel, l’empereur, et sa « bureaucratie céleste » – en termes contemporains, Xi Jinping et le Parti. Comprendre son idiosyncrasie, ses motivations et ses comportements apparait impératif.
La Chine se manifeste dans une dualité troublante entre Etat-nation ou empire-civilisation. C’est aujourd’hui une république parfaitement inscrite dans l’histoire contemporaine, dont le rôle et l’influence sur la scène internationale sont de plus en plus déterminants. Mais c’est aussi une ancienne civilisation, sans doute la plus ancienne civilisation toujours vivante. Les dirigeants chinois sont sensibles à cette dualité puisqu’ils prétendent à la fois diriger « la Nouvelle Chine » instaurée ex nihilo en 1949, à l’issue d’une guerre civile dévastatrice, et restaurer la grandeur passée de la civilisation chinoise, quand l’empereur régnait sur le Tianxia, c’est-à-dire sur tout ce qui est sous le ciel. Le Parti entend jouer sur tous les tableaux notamment sur le prestige octroyé à une civilisation millénaire et celui accordé à un régime moderne et résolument tourné vers l’avenir. Dans les 2 cas, la grandeur de la Chine est assurée.
Doxa chinoise
Le sinologue, Simon Leys, répondait que la Chine était « la religion des Chinois ». La restauration de la Chine, si elle doit se produire un jour, sera la restauration d’un système tout uniment politique, patriotique et religieux, au sein duquel elle jouera un rôle central et organisateur sous l’impulsion du Parti et de son empereur. Lucien Pye, rappelait que la Chine est une civilisation qui fait seulement semblant d’être devenue un Etat-nation. Cette restauration est donc en contradiction avec le « banal » principe d’égalité entre les nations professées par le Parti et par la Charte des Nations unies. Cette tension entre une Chine nation moderne parmi les autres et une Chine principe sacré d’organisation du monde mérite attention.
Sun Yat-sen voyait dans le « cosmopolitisme » une des sources de l’asservissement de la Chine. Sun précisément imaginait un Etat fondé depuis le bas (la cellule familiale) sur des coutumes et des pratiques culturelles traditionnelles, mais qui n’avait pas vocation à inclure l’ensemble de l’humanité. Il s’agissait d’un nationalisme racial parce que défensif, face à des puissances occidentales alors dominantes. Plus fondamentalement, la Chine prétend qu’il existerait un système international plus juste et plus équitable où l’altruisme remplacerait l’égoïsme des nations. Elle prétend même que dans l’« ADN » pacifique que les Chinois doivent à leur culture, il y a de quoi rassurer le monde sur leurs intentions. Le président Xi Jinping déclare « la recherche de la paix, de l’amitié et de l’harmonie fait partie intégrante du caractère chinois qui trouve sa source dans le sang même du peuple ».
Stratégie d’expansion chinoise
Deng Xiaoping ne s’éloigne de la doxa communiste que pour mieux la protéger et préserver le cœur du pouvoir. Il en est de même aujourd’hui : Xi Jinping et son équipe n’entendent pas dissoudre la Chine dans une mondialisation informe, susceptible, par ses effets pervers, d’affaiblir et de désintégrer la société. L’ouverture économique est donc considérée comme le moyen le plus efficace pour rattraper le retard et cet objectif seul prévaut : « Qu’importe que le chat soit gris ou noir, un chat est un bon chat s’il capture les souris », sentence prononcée par Deng Xiaoping en 1962 pour justifier le retour de l’agriculture individuelle. Cette phrase illustre le pragmatisme du « Petit Timonier » : le dessein de la puissance globale justifie les moyens capitalistes. Au milieu du 19ème siècle, Feng Guifen, penseur de la dynastie Qing, avait déjà préconisé de « prendre le savoir occidental comme moyen, et la sagesse orientale comme fondement ».
L’ouverture au monde s’effectuera par expérimentations limitées à partir des 4 Zones économiques spéciales (ZES) dans les provinces du Guangdong et du Fujian en décembre 1978 (Zhuhai, Shenzhen, Shantou et Xiamen) avant de s’étendre, à partir de 1984 et chacune avec ses spécificités, vers Canton, Shanghai, Tianjin et d’autres villes côtières. Au cours des années 1990, l’intérieur du pays est ouvert aux investissements étrangers. Les grandes entreprises mondialisées s’implantent en Chine telles que Nike, Honda ou Schneider Electric et transforment la Chine en « atelier du monde ». En 1992, les Bourses de Shanghai et Shenzhen sont inaugurées par Deng Xiaoping. La grande transition est lancée : la construction d’infrastructures efficaces transforme le paysage, un code sur les sociétés mixtes à capitaux chinois et étrangers est publié, le transfert de devises devient facile… Les entreprises étrangères accélèrent le mouvement, d’abord de Hong Kong et de Taiwan, puis du Japon et des Etats-Unis. Elles ont dans un premier temps, l’obligation de créer de l’emploi, puis de nommer des dirigeants chinois et, enfin de procéder à des transferts technologiques.
Economie chinoise florissante
Exemple d’une entreprise chinoise qui a connu un succès retentissant à l’international. Huawei, créée à Shenzhen en 1987 par Ren Zhengfei, un ingénieur de l’Armée populaire de libération qui avait réuni avec 2 autres collègues 5 600 dollars, Huawei Technology Limited Company se fixait pour objectif de créer une compagnie de télécommunications purement chinoise et de la positionner sur le marché mondial. Dès les premières années, elle investit dans la Recherche et Développement pour répondre aux besoins des petites et moyennes entreprises dans les ZES, puis se tourne avec succès vers le marché individuel intérieur, en pleine transformation. Pour se développer à l’extérieur, elle se rapproche d’IBM et d’Accenture et devient, au tournant des années 2010, un fournisseur mondial des technologies de l’information et de la communication (TIC). Elle investit l’espace européen et se positionne numéro 2 du téléphone Android. Pour maintenir sa compétitivité technologique grâce à des fonctionnalités innovantes, bénéficier des meilleurs ingénieurs et mieux appréhender la demande des consommateurs, elle crée des centres de recherche à l’étranger ainsi que des centres d’innovation conjoints, principalement en Europe (Belgique, Finlande, France, Allemagne, Irlande, Italie, Suède et Royaume-Uni).
Huawei est très bien implanté en Europe, détenant 24,8% des parts de marché au 2ème trimestre 2018, profitant du savoir-faire européen dans le secteur stratégique des technologies de l’information. La Chine doit renforcer son économie avant de l’ouvrir aux flux mondiaux et elle ne doit pas consentir n’importe quelle concession à l’OMC sous prétexte qu’elle a besoin de l’accès aux marchés extérieurs. Le capitalisme d’Etat n’a pas cédé le pas au capitalisme de marché : en 2018, les entreprises d’Etat représentent encore 40% des actifs industriels chinois et ce chiffre atteint plus de 80% dans des industries stratégiques. En outre, les secteurs qui s’ouvrent à la concurrence étrangère sont ceux où, désormais, la Chine détient un avantage concurrentiel… bien souvent obtenu par des transferts de technologie imposés aux entreprises extérieures, par des subventions publiques ou la protection antérieure du marché.
Le projet Routes de la soie permet aussi de réduire des déséquilibres territoriaux persistants, notamment au Xinjiang, région autonome frontalière de l’Afghanistan et du Pakistan et jusqu’ici fortement défavorisée en raison de son éloignement (le Grand Ouest chinois) mais aussi de l’instabilité ouïghoure. Désenclaver la région et l’intégrer complètement au territoire national, la développer à coups de yuans mais aussi de colons chinois, juguler les mécontentements et renforcer l’influence chinoise sur cet espace qui abrite 20% des réserves énergétiques du pays : la logique Routes de la soie semble fonctionner à plein régime quand d’autres programmes avec les mêmes finalités n’avaient pas réussi.
Xinhua, l’agence de presse officielle : « Construire une communauté de destin pour toute l’humanité est l’essence de la diplomatie de la Chine en tant que grande puissance et un phare qui guidera le monde au 21ème siècle ». La « communauté de destin », le président chinois Xi Jinping adopte un langage ouvert et collectif, pacifique, et en avril 2013, au forum de Bo’ao, le « Davos » chinois, évoque le terme de « destinée commune » dans le « village planétaire » qu’est devenu le monde.
Le projet « Belt and Road initiative » (BRI) est présenté comme une plateforme de coopération multilatérale visant à améliorer l’intégration économique du continent eurasiatique afin de favoriser la croissance de l’économie mondiale.
Proverbe chinois « Si vous voulez devenir riche, commencez par construire des routes ». Cette énorme toile d’araignée mondiale, vise à améliorer l’interconnexion des marchés, tissée à partir de 6 corridors terrestres (la ceinture) et d’un réseau portuaire (la route). 2 axes principaux se dégagent, conjoints et complémentaires. Un premier axe (la ceinture économique) qui, en partant de la mégapole de Chongqing, traverse l’Asie centrale via le Xinjiang et se prolonge vers l’Europe en passant soit par la Russie, soit par l’Iran puis la Turquie. Un second axe traverse trois corridors (le corridor pakistanais jusqu’au port de Gwadar, le corridor birman jusqu’au port de Kyaukphu et le corridor laotien via une ligne de chemin de fer qui aboutirait à Singapour) ; ces 3 corridors se prolongeraient par voie maritime (les Routes maritimes de la soie qui intègrent 3 ports en Chine : Guangzhou, Quanzhou et Ningbo) jusqu’au port du Pirée, nouveau « pont entre l’Asie et l’Europe » (dont la société privée Cosco a acquis 67% en janvier 2016 avant de le moderniser pour en faire le pôle de transit européen de la BRI) et l’Europe centrale. Cet axe maritime fait désormais un détour par l’Afrique : la ligne de chemin de fer entre Nairobi et le port de Mombassa, le plus grand d’Afrique de l’Est, construite et gérée par des chinois (CCCC), inaugurée en 2017 (472 km).
Le Pentagone et la Maison Blanche ont qualifié la Chine, dès septembre 2017 dans la « Stratégie de défense nationale 2018 », de rival stratégique (strategic competitor). « Il est de plus en plus clair, estime le Pentagone, que la Chine et la Russie veulent façonner un monde compatible avec leur modèle autoritaire, et obtenir un droit de veto sur les décisions des autres pays en matière économique, diplomatique et sécuritaire ». La Chine ne se prépare pas à la concurrence, elle veut faire en sorte qu’il n’y en ait pas.
Piège de Thucydide
Napoléon, 1817 « Laissez donc la chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera le monde entier tremblera ».
Xi Jinping « du fer dans l’âme », « un homme doué d’une grande stabilité émotionnelle, qui ne laisse pas ses souffrances ou ses malheurs personnels affecter son jugement ».
a)Doctrine :
Le Piège de Thucydide. Quand une puissance ascendante menace de supplanter une puissance établie, le danger n’est jamais loin. La Chine et les Etats-Unis suivent actuellement une trajectoire de collision qui – sauf à prendre, de part et d’autre, des mesures aussi difficiles que douloureuses – les conduira tout droit à la guerre.
Une Chine en plein essor remet en cause la vieille prédominance des Etats-Unis : voilà pourquoi ces 2 pays risquent de tomber dans le piège que Thucydide, le grand historien de la Grèce antique, fut le premier à repérer et à décrire.
b)Chine : puissance militaire et économique mondiale :
La Chine est devenue aujourd’hui la seconde puissance économique mondiale, la première puissance commerciale, mais elle repose sur l’accès libre au système financier et aux marchés des grandes puissances occidentales et du Japon, ainsi qu’aux nombreuses technologies dont elle dépend. Dans l’objectif de grande renaissance de la nation chinoise de Xi Jinping, il y a la « réunification » avec Taiwan, mais aussi la poursuite du développement du pays, seule véritable garantie de sa place dans le monde et de la stabilité du régime. Ce développement serait considérablement entravé si, en s’emparant de Taiwan, la Chine se coupait du monde et était également obligée de détruire les fleurons technologiques de l’île, ceux qui ont justement contribué à sa propre croissance.
Le budget de la défense de la RPC est de 224,8 milliards de dollars en 2023, le deuxième dans le monde derrière les Etats-Unis (842 milliards de dollars). La Chine a considérablement développé l’ensemble de ses capacités militaires, et notamment ses capacités balistiques conventionnelles et nucléaires. Face à Taiwan, ce sont les missiles conventionnels (balistiques et de croisière) qui occupent la première place, mais la toile de fond des capacités nucléaires de la Chine, comme dans la crise ukrainienne avec la Russie, pèse aussi dans l’équation stratégique face aux Etats-Unis.
c)Enjeu Taiwan : risque mondial systémique :
La position stratégique de Taiwan en mer de Chine revêt une importance cruciale pour la Chine. En résolvant ce qu’elle considère comme une rébellion orchestrée dans cette province, la Chine sécuriserait une voie d’accès direct à l’Océan Pacifique, tout en accentuant la vulnérabilité de l’archipel japonais et des Philippines, alliés majeurs des États-Unis. Cela renforcerait la position prédominante de la Chine en Asie, tout en exposant l’incapacité des États-Unis à défendre efficacement leurs alliés dans la région. Si les États-Unis décidaient de ne pas soutenir Taiwan, cela remettrait en question l’efficacité de leur stratégie de présence et de sécurité en Asie, symbolisée par l’accord AUKUS de 2021. Une telle décision pourrait avoir des répercussions jusqu’en Europe, où les doutes sur la capacité américaine à soutenir ses alliés, y compris au sein de l’OTAN, sont déjà perceptibles.
Du point de vue chinois, l’usage de la force pour reprendre l’île est légitime, car maintenir l’ordre dans une province rebelle relève du droit du gouvernement central. La Constitution de la République populaire de Chine affirme clairement que « Taiwan fait partie du territoire sacré de la RPC », et appelle à la réunification comme une mission sacrée pour tous les Chinois. C’est dans ce cadre que la Chine poursuit activement ses objectifs de défense nationale, cherchant à contrer toute tentative d’indépendance taïwanaise. Depuis plus de trois décennies, la Chine renforce ses capacités militaires pour rendre crédible sa capacité à récupérer Taiwan, se préparant à surmonter les forces locales, mais aussi à répondre à l’ingérence américaine.