Il y a des mots qui, lorsqu’ils sont prononcés par un chef de gouvernement européen, résonnent comme un aveu. Bart De Wever, Premier ministre belge, a qualifié la proposition de la Commission européenne d’utiliser les actifs russes gelés pour financer l’Ukraine de « vol pur et simple ». Une formule rare dans la bouche d’un dirigeant européen, une accusation lourde contre les institutions mêmes censées incarner la stabilité juridique du Vieux Continent.
Et si cette sortie avait le mérite de lever un voile ?
L’Europe aime se présenter comme un sanctuaire de droit, de sécurité et d’investissement. Pourtant, ce patrimoine moral est aujourd’hui fissuré. La tendance croissante à manipuler, saisir ou rediriger des avoirs étrangers pour des raisons géopolitiques ou opportunistes laisse planer une question simple : le continent européen est-il encore un espace fiable pour les capitaux internationaux, en particulier africains et arabes ?
Il est frappant de constater que même dans les heures les plus sombres du XXᵉ siècle — ni en 1939, ni en 1945 — les avoirs allemands n’avaient été saisis dans une telle logique de représailles directes.
Aujourd’hui, l’Union européenne envisage pourtant d’ouvrir une brèche historique : prélever des fonds gelés non plus comme mesure conservatoire judiciaire, mais pour financer une guerre.
Le signal envoyé aux investisseurs du monde entier est clair : vos avoirs en Europe sont désormais conditionnels à l’humeur politique du moment.
La crédibilité morale de l’Union européenne souffre d’une autre incohérence flagrante.
Alors que des voix internationales — ONG, experts de l’ONU et organisations de défense des droits humains — accusent les autorités israéliennes de crimes de guerre ou d’atrocités potentielles à Gaza, aucun gel massif d’avoirs de responsables israéliens n’a été entrepris par l’UE, contrairement à ce qu’elle applique contre d’autres États.
Cette asymétrie alimente une perception désormais largement partagée dans le Sud global :
l’Europe sanctionne les uns, épargne les autres, et agit selon des affinités géopolitiques plutôt qu’en gardienne impartiale du droit international.
Une Europe prompte à cibler les fortunes africaines — mais silencieuse ailleurs
Au fil des années, de nombreuses procédures européennes ont visé des dirigeants africains ou arabes.
Certaines sont juridiquement fondées, d’autres relèvent d’enquêtes légitimes. Mais toutes alimentent un doute persistant : pourquoi la rigueur judiciaire s’applique-t-elle avec tant d’ardeur au Sud, et si rarement au Nord ou au Moyen-Orient ?
Les exemples ne manquent pas pour illustrer ce phénomène. En Guinée équatoriale, Teodoro Nguema Obiang a ainsi été condamné en France dans l’affaire dite des « biens mal acquis », une procédure qui s’est soldée par la confiscation d’un hôtel particulier et de plusieurs actifs acquis grâce à des fonds publics détournés. Au Gabon, la famille Bongo a fait l’objet de longues enquêtes judiciaires en France, marquées par des saisies immobilières et des blocages de comptes portant sur des dizaines de millions d’euros.
Au Nigeria, Ismaila Gwarzo a été rattrapé par les détournements liés au régime d’Abacha, avec le gel de ses avoirs et la saisie de propriétés à l’étranger dans le cadre d’une coopération judiciaire internationale. De son côté, l’ancien président soudanais Omar el-Béchir a vu, après sa chute, une partie importante des actifs de sa famille gelée ou confisquée pour des faits de corruption. En Gambie, Yahya Jammeh a également été visé par des enquêtes ayant permis d’identifier des biens à l’étranger, dont une villa située aux États-Unis et évaluée à plusieurs millions de dollars.
Dans le monde arabe, des cas tout aussi emblématiques sont à relever. En Égypte, Hosni Moubarak et son entourage ont fait face au gel de centaines de millions de dollars en Suisse et dans plusieurs pays de l’Union européenne à la suite des événements de 2011. Enfin, Hussein Salem, arrêté en Espagne, a été accusé d’enrichissement illicite et contraint de céder une part substantielle de sa fortune.
Que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de défendre des détournements ou des régimes corrompus.
Il s’agit de souligner une réalité : pour les fortunes africaines, arabes ou russes, l’Europe est aujourd’hui un terrain miné où le droit devient politique et la justice géostratégique.
Un continent qui n’offre plus de garanties
Ce que redoute Bart De Wever n’est pas anodin : si l’Europe franchit la ligne consistant à réaffecter des biens gelés pour des raisons politiques, elle se condamne elle-même. Elle renonce à l’un de ses derniers atouts : la prédictibilité juridique, la clé de tout investissement étranger.
Car lorsqu’un continent peut du jour au lendemain décider qu’un actif étranger est saisissable pour convenance diplomatique, un message clair est envoyé au Sud global :
vos investissements ne sont plus en sécurité chez nous.
L’Europe qui donnait autrefois des leçons de gouvernance se retrouve désormais accusée, par certains de ses propres dirigeants, de « vol », de « racket institutionnel », voire d’instabilité juridique.
Aujourd’hui, l’Europe fragilise ses fondements, pousse les investisseurs à se tourner vers l’Asie ou le Golfe, et alimente une fracture profonde avec l’Afrique.
Mais la question essentielle demeure : un continent peut-il se permettre de devenir juge, partie et percepteur à la fois ?
Si l’Europe continue sur cette voie, elle ne perdra pas seulement des capitaux :
elle perdra ce qui faisait sa force — la confiance.

