Longtemps confinée aux laboratoires et aux spéculations futuristes, l’intelligence artificielle (IA) s’impose désormais comme un levier central de puissance. Elle s’inscrit au cœur des rivalités stratégiques, là où se croisent souveraineté, sécurité et influence globale. Ce qui n’était hier qu’une révolution numérique se mue aujourd’hui en révolution géopolitique, capable de remodeler les rapports de force mondiaux.
Depuis la fin des années 2010, les États-Unis et la Chine s’affrontent dans une compétition technologique d’ampleur inédite, comparable à la course à l’espace des années 1960. Les États-Unis bénéficient encore d’une avance, portée par leurs géants privés — OpenAI, Google DeepMind, Microsoft, Nvidia — et par une synergie public-privé structurée autour d’agences stratégiques telles que la DARPA ou la NSA. L’innovation y est pensée comme un outil de supériorité militaire, économique et diplomatique.
Face à eux, la Chine a hissé l’IA au rang de priorité nationale avec son plan « China AI 2030 ». Son modèle autoritaire-étatique combine surveillance de masse, exploitation massive des données et déploiement d’infrastructures numériques à grande échelle. Les champions technologiques — Alibaba, Huawei, Baidu — servent à la fois la compétitivité industrielle et l’agenda géopolitique du Parti communiste.
L’Europe, elle, tente de tracer une « troisième voie » fondée sur l’éthique et la régulation. L’AI Act, adopté par l’Union européenne, ambitionne de poser un cadre normatif mondial. Mais la faiblesse industrielle et la fragmentation des politiques nationales limitent sa capacité d’influence face aux deux géants.
Si le duel sino-américain structure la scène mondiale, l’Afrique devient un terrain d’expérimentation et de projection. Les infrastructures numériques construites par la Chine, via Huawei ou ZTE, ouvrent la voie à un ancrage durable de ses standards technologiques. Les États-Unis, de leur côté, investissent dans des programmes de formation et des partenariats universitaires ciblés, espérant influencer les écosystèmes émergents.
Cette compétition a des conséquences directes : choix des architectures technologiques, dépendance en matière de données, vulnérabilités dans les infrastructures critiques. Pour l’Afrique, la question n’est pas seulement d’accéder à l’IA, mais de le faire dans des conditions garantissant souveraineté numérique et sécurité stratégique.
Militarisation et guerre hybride
L’IA bouleverse les doctrines militaires. Les systèmes autonomes capables d’identifier, cibler et agir sans intervention humaine quittent la science-fiction pour rejoindre les arsenaux. Drones armés, reconnaissance faciale appliquée au combat, analyse prédictive des mouvements ennemis : les États-Unis, la Russie, la Chine et Israël investissent massivement dans des « armes intelligentes » où la vitesse de décision devient un avantage stratégique.
En Afrique, où plusieurs États sont déjà confrontés à des conflits asymétriques, l’introduction de ces technologies pourrait transformer la nature même des opérations militaires et accroître le risque d’escalades incontrôlées. En parallèle, l’IA alimente la guerre hybride : deepfakes, campagnes de désinformation, manipulation des scrutins. Ces techniques, déjà observées en Afrique de l’Ouest et en Afrique du Nord, brouillent les lignes entre paix et conflit.
La gouvernance mondiale de l’IA ne se résume pas à la course technologique : elle est aussi une lutte pour définir les règles. États-Unis, Chine et Europe promeuvent des visions incompatibles — innovation dérégulée, contrôle étatique, régulation éthique — qui risquent de conduire à une fragmentation technologique, un « splinternet » de l’IA.
Pour les pays africains, ce morcellement représente un dilemme stratégique : choisir un écosystème revient à choisir un alignement géopolitique. Or, la fragmentation limiterait l’interopérabilité et compliquerait le développement de solutions locales adaptées aux besoins du continent.
Dans un contexte d’incertitude stratégique, l’IA devient un multiplicateur d’influence, de contrôle et de domination. Les États capables de la maîtriser sur les plans technologique, politique et éthique disposeront d’un avantage décisif dans l’ordre mondial à venir. Pour l’Afrique, la véritable question est de savoir si cette maîtrise pourra se construire de manière endogène, en s’appuyant sur ses talents, ses données et ses priorités, plutôt que dans la dépendance vis-à-vis de puissances extérieures.