L’accession de Sébastien Lecornu au ministère des Armées, en 2022, coïncide avec un moment de bascule pour la politique africaine de la France. Le retrait forcé du Mali, l’effondrement progressif de l’opération Barkhane et la multiplication des coups d’État en Afrique de l’Ouest l’obligent à repenser un cadre d’action devenu obsolète. Son ambition est claire : tourner la page d’un interventionnisme usé et proposer une nouvelle relation fondée sur le respect affiché de la souveraineté des États africains, l’appui militaire conditionnel et la formation des armées locales.
Dès sa prise de fonction, Lecornu insiste sur la nécessité de rompre avec le schéma des interventions lourdes et prolongées. La France, dit-il, ne doit plus se substituer aux armées africaines mais seulement les épauler. Derrière cette rhétorique, on devine le constat d’échec d’une décennie d’opérations extérieures où la France, en s’installant trop longtemps en première ligne, a cristallisé un ressentiment populaire et offert aux concurrents – notamment la Russie via Wagner – un terrain fertile.
La réorganisation militaire qu’il met en œuvre distingue trois niveaux de présence : des pôles de coopération hérités de la décolonisation, des bases opérationnelles à vocation régionale, et enfin des détachements déployés ponctuellement sur demande. Cette architecture vise à réduire la visibilité de l’armée française et à mettre en avant l’autonomie des armées africaines. Pourtant, en pratique, cette « discrétion » demeure relative : les bases permanentes et les capacités de projection illustrent la volonté de maintenir un levier d’influence sécuritaire.
Lecornu mise sur la formation et le transfert de compétences pour rendre l’offre française compétitive. Le doublement des places offertes aux officiers africains dans les écoles françaises et le renforcement des Écoles nationales à vocation régionale incarnent cette stratégie. L’objectif est de créer une dépendance positive à travers l’encadrement doctrinal et technique. Mais cette approche soulève une ambiguïté : former des élites militaires africaines à l’école française ne garantit pas une fidélité politique, comme l’ont montré les ruptures soudaines au Mali ou au Burkina Faso.
En parallèle, la volonté de fournir des équipements « modernes mais adaptés » relève d’une tentative de rattrapage face à la Turquie, la Chine ou Israël, bien plus agressifs sur ce terrain. La France, longtemps centrée sur l’appui humain, découvre tardivement que la bataille de l’influence passe aussi par les marchés d’armement.
La souveraineté : un principe à géométrie variable
Le discours de Lecornu repose sur un leitmotiv : la France respecte la souveraineté des États africains. Or, les faits révèlent une application sélective. Au Mali et au Burkina Faso, la ligne officielle est de se retirer dès lors que la présence française n’est plus souhaitée, quitte à sacrifier une part de l’influence. Mais au Niger, la fermeté a prévalu : refus de reconnaître la junte, soutien appuyé au président déchu Bazoum, et pressions diplomatiques à travers la CEDEAO. Finalement, Paris s’est résolu à plier et à quitter Niamey, confirmant l’impuissance de sa stratégie face à l’hostilité populaire.
Dans d’autres contextes, la doctrine montre sa souplesse : le Gabon, malgré le coup d’État, a rapidement retrouvé les faveurs de Paris, et le Tchad reste un allié incontournable malgré un pouvoir militaire installé sans légitimité électorale. Ce deux-poids-deux-mesures alimente la critique d’une politique qui oscille entre principes démocratiques affichés et réalités sécuritaires assumées.
Trois ans après sa nomination, le bilan de Lecornu traduit une stratégie plus réactive qu’anticipatrice. Son discours d’« humilité » et de « partenariat sur mesure » masque mal une perte d’influence historique : retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger, contestation dans l’opinion publique africaine, montée en puissance de concurrents stratégiques. Les efforts de reconfiguration – recentrage vers le Golfe de Guinée, multiplication des formations, diplomatie militaire renforcée – ressemblent davantage à une stratégie de survie qu’à un projet structuré.
La philosophie politique de Lecornu repose sur une équation fragile : coopérer sans s’imposer, partir sans abandonner, respecter la souveraineté sans perdre ses leviers. Cette ligne cherche à concilier mémoire coloniale, intérêts stratégiques et attentes africaines, mais elle se heurte à une crise de confiance profonde. Le paradoxe est là : la France revendique une rupture avec l’ingérence, tout en cherchant à demeurer un acteur incontournable dans un environnement où son rôle est de plus en plus contesté.
Lecornu laisse à son successeur une doctrine inachevée : elle a permis de sortir de l’impasse Barkhane, mais sans offrir d’alternative solide. La promesse d’une relation « décomplexée » entre Paris et l’Afrique reste suspendue aux aléas politiques locaux, à la concurrence des puissances émergentes et à la capacité de la France à assumer une place plus modeste. La philosophie qu’il a incarnée témoigne d’une tentative de réinventer le lien franco-africain, mais elle révèle surtout les limites d’un pouvoir qui cherche à se réadapter dans un espace où son influence n’est plus évidente.